Les noms sont fictifs. 2008
Lycéens Ecrivains Apprendre à lire, à écrire: les apprentissages de la vie. C’était l’idée principale de mon roman (car oui, je suis romancier). Je voulais rajouter plein d’épisodes à mon histoire tout en la centrant sur quelqu’un. Mais pourquoi la centrer sur une personne, quand on peut la centrer sur une population qui partage avec nous les joies, les pensées, les peines dont est fait le monde aujourd’hui ? Ce bâtiment de plus d’un siècle se situe aux pieds du plateau. Autour de ce grand rectangle, des mégots. Pourquoi un rectangle ? Peut-être pour ses quatre angles droits, un symbole d’une éducation droite, stricte. L’extérieur est gris. La porte principale bleue. Des jeunes y entrent et d’autres sortent, des professeurs partent, et certains arrivent. Un jeune vient dans ma direction. Je me présente à lui, il se présente. Amaury, 17 ans. A peu près un mètre quatre-vingt-cinq. Yeux verts, des joues un peu joufflues, des cheveux châtains. Entretien : Amaury, 17 ans, lycéen, « Pour moi, c’est un lycée comme les autres. Bah oui. Quand tu vas au lycée, c’est pour travailler, pour apprendre. Enfin, normalement. Que tu sois à H ou à L, t’es toujours dans un lycée… « Sinon, j’me sens bien ici moi. C’est vrai que c’est pas facile d’être nouveau quand t’arrives en première. J’suis pas seulement Amaury, mais Amaury le nouveau. Et ouais ! C’est comme La Nouvelle-Orléans. Tu sais, la ville aux U.S.A. ! Y’a Orléans et La Nouvelle-Orléans. Elles ont le même nom, mais c’est pas les mêmes villes. C’est comme le clair obscur. « Mon monde s’est subitement plongé dans l’obscurité totale et moi, j’essaye de briller dans ce monde noir. « Au début, t’as tes amis, ta ville, ton lycée, ta maison. Et puis à la fin, on te refile de nouveaux amis, une nouvelle ville, un nouveau lycée, une nouvelle maison. Alors, tu t’méfies, tu fais gaffes. Tu regardes, tu analyses. C’est comme à pile ou face quoi ! Soit ça te plait et tu te sens bien, soit ça te plait pas et tu te sens mal. « Les cours, c’est chiant des fois. Tu t’ennuies dans certains cours. Parfois, t’as même envie de dormir. Le seul cours qu’est jamais chiant, c’est le sport. En sport, tu fais jamais deux fois les mêmes choses. Y’a plus de suspense. « Ils sont pas tous chiants, mais quelquefois si. En fait, c’est à cause des notes. Tu vois, quand t’as une bonne note, c’est bon ; sinon…c’est pas bon. « Tu connais Beethoven, Mozart, Bob Marley et tous les autres que j’ai pas cités ? Bah tu vois, eux, ils avaient toujours de bonnes notes. Leurs notes, tout le monde les apprécie. Qu’elles soient graves ou aigues, longues ou courtes, tout le monde les aime. Alors, si tes notes à toi s’accordent pas avec la rengaine des profs, c’est foutu ! « De toute façon, ici ou ailleurs, un lycée restera toujours un lycée. » Lycée , mi-mars. Hall du lycée. Entretien avec S [2] « Comment je me sens en classe ? Ma foi, je ne m’amuse pas. Il y a certaines choses dont je ne vois pas l’utilité, certaines choses qui me serviront en rien pour le métier que je veux exercer. Par exemple, en SVT, l’étude des roches… En quoi cela me servira-t-il ? Pour ma culture générale, certes, mais je ne vois pas comment dans la rue, je peux accoster quelqu’un et lui dire : « Oui, alors sur les côtes bretonnes, on trouve du granit… ». Ça sert à rien… enfin… ça sert à rien… c’est une question de gout. Sinon, à part cela, disons que si je m’investirais un peu plus dans mon travail, je ne rencontrerais aucun problème au niveau de certaines matières, oui, aucun. Mais également le bruit. Le bruit perturbe l’écoute, le bruit accentue le manque de sérieux, le bruit nous fait glisser sur un long fleuve de mauvaises notes comme s’il nous attrapait et nous faisait adhérer à l’insouciance et l’immoralité. C’est une question d’instruction, c’est une leçon de morale, un mode d’emploi pour se servir de quelque chose. Quant à l’ambiance dans l’enceinte du bâtiment en elle-même, elle est assez difficile ! Disons que… j’ai eu certains problèmes sentimentaux contribuant à alimenter le manque de sérieux déjà accumulé, et à créer une tension quelconque avec elle en cours d’anglais. Une flamme qui ne s’éteindra pas de si peu, de si tôt. Pour en venir à la manifestation contre la suppression des postes au niveau de l’administration scolaire, personnellement, elle met plus qu’égale. Je suis pas au courant de ce qui se passe à part que des élèves, d’un autre lycée, ont bloqué l’accès de l’établissement en agitant des banderoles et en criant au mécontentement et à la colère, telle une masse unie déferlant de rage. Je voudrais exprimer le souhait que cela ne me concerne d’aucune sorte. Mais plusieurs choses sortent du lot... En effet, ça m’agace les personnes qui disent, « Bon sang, que 15 ! », ça me met hors de moi, une envie de les matraquer. Enfin, j’ai envie de dire que le lycée au niveau architectural n’est pas à mon gout, il a, de plus, une mauvaise réputation, il n’est pas dans le centre , en gros ce bâtiment est comme repoussé, expatrié, interdit de changer d’endroit… Egalement, présence d’une trop forte majorité masculine. fin mars, je m’arrêtai au lycée , et recueillis le témoignage d’un élève de 1ère scientifique. [3] « Encore hier c’est arrivé, en cours d’anglais… Ca arrive trop souvent de toute façon et ça ne peut changer que tous les ans. Mais on n’a que trois ans à passer ici, enfin du moins pour les plus chanceux. Il ne me reste qu’une année de lycée et j’aimerais la réussir, c’est sûr. Il le faut pour après. Je ne suis pas particulièrement bon élève mais j’estime faire des efforts… Je disais, c’est encore arrivé hier. Certains élèves de ma classe, la « tête » de classe, ne sont pas nombreux mais causent du tort aux élèves comme moi. Ils ont beau ne pas penser, ils sont toujours récompensés. C’est un privilège qu’on n’a pas nous, et on les voit profiter de leur situation pendant qu’on se courbe au travail pour obtenir des notes toujours plus basses que les leurs. Les profs parlent de subjectivité et, bien sûr, ils disent ne pas s’appuyer sur elle pour la notation. Moi je vois ça comme une porte qui s’ouvre devant ces élèves, mais qu’on ne peut pas passer. La faute est aux profs. Les gardiens des clefs, ce sont eux, ces menuisiers qui travaillent et façonnent nos bosses, qui nous créent à leur façon en nous sculptant, en nous polissant, sans en mesurer les résultats. Un bon menuisier sait pourtant travailler la matière pour aboutir à un produit fini prêt à être libéré sur le marché. C’est un beau métier que d’être menuisier : il détient le don de transformer le bois brut le plus hostile afin de lui donner de la valeur, il le bossèle jusqu’à ce qu’il bosse. Cependant, les bois les plus courbés par le travail peuvent exhiber leurs bosses, la vue de leurs créateurs n’est pas toujours assez objective pour qu’ils les remarquent. Et c’est bien dommage parce que je suis persuadé que ça vaut le coup d’œil. Je suis un bois de valeur qui mérite la fierté de mes créateurs, mais encore faudrait-il qu’ils y prêtent attention ! ». Une ville de tourisme mais également une ville de travail, ou règne en partie l’éducation.[4] Cette ville contient de nombreux établissements tels que des lycées, notamment le lycée polyvalent . Cela fait maintenant plus d’un centenaire que ce lycée accueille de jeunes collégiens afin de les propulser dans le milieu du travail, baccalauréat en mains. La première fois que je suis rentré dans le lycée, je vis une palette de personnes différentes, alors au cours de mon voyage je me mis à en apprendre plus sur ces lycéens. Le 26 mars 2008, dans le lycéej’eu mon premier entretien avec un élève en classe scientifique. « Moi, mes parents voulaient que j’aille à ---, ce lycée sélectif donc tout le monde dit du bien, et moi, j’aurai facilement pu y rentrer. Mais moi, je ne m’intéresse pas à ce que l’on dit, je voulais seulement être dans une classe européenne, et il y en a qu’a ---, et puis l’enseignement c’est gratuit et c’est ouvert à tous n’est-ce pas ? Il n’y a pas de personnes supérieures ou inférieures à d’autres à mon avis. En plus, moi quand je vois les autres élèves de ---, prenant un air supérieur quand vous leur dites que vous venez d’ici, et bien je n’ai pas du tout envie de leur ressembler, moi. Et puis, ici, on donne une chance à tout le monde de réussir, et bien peut-être que finalement ça réussira mieux au monde. Moi au final, je suis sûr qu’on s’en sort mieux qu’eux. Ce n’est pas parce qu’on est à --, qu’on travaille mal, ni parce qu’on est à -- qu’on est intelligent et voué à la réussite. Et puis l’éducation, c’est la base de tous hommes, et à mon avis, ce que nous demandons à tous, c'est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens. Moi, je trouve qu’ici on ne juge pas les gens d’avance, mais qu’on les laisse saisir leur chance, et puis tant pis pour ceux qui ne la saisissent pas. Alors moi, j’aime bien mon lycée, et je ne comprends pas pourquoi tout le monde dit que c’est le moins bien car chaque lycée a pour but de former des Hommes adultes et civilisés. Moi, je pense qu’être bien placé pour dire qu’on ne juge pas un livre à sa couverture. D’ailleurs je trouve que mon lycée il porte bien son nom.» , le 27 mars 2008 :[5] Devant ce bâtiment sombre, semblable à un monstre dont l’aspect est si géométrique que l’on pourrait le comparer à une série de pavés disposés les uns à la suite des autres, quelques individus sont posés là. Ils semblent attendre quelque chose,… quelque chose qu’ils redoutent car ils ne cessent de regarder leurs montres ou portables. Tous ont une particularité : elle peut être vestimentaire, physique, caractérielle ou autre et permet de les distinguer. Tous, malgré leur anxiété de retourner à la tâche, tentent de s’aérer l’esprit après toutes ces heures passées dans l’antre de l’animal remplie de savoir. Certains fument, d’autres tentent de se changer les idées en passant dans un autre décor. Moi, je suis là, devant ; je les observe mais personne ne fait attention à ma présence. Seuls quelques regards se dirigent vers moi, puis se détournent par la suite. « Mais qui est-elle ? », « pourquoi est-elle là ? » se demandent-ils tous, sans doute. Et moi, je ne bouge pas, je continue de les regarder s’interroger, puis je me dis intérieurement : « si je suis là, c’est pour vous ! Pour que vos voix soient entendues et pour montrer à tout le monde que vous êtes capables de réussir la mission qui vous a été donnée, ainsi que toutes les autres ». Je m’approche alors de l’entrée, cette grande porte bleue qui comme une bouche avale et régurgite des centaines d’élèves. Une fois la porte passée, une atmosphère différente règne, presque personne dehors, tout le monde est regroupé dans le hall. Cet espace aménagé, avec tables, chaises, panneaux d’affichages où les élèves attendent que retentisse la sonnerie qui les portera aux prochaines épreuves. Contrairement à l’extérieur si sombre avec tous ces fumeurs, l’intérieur est clair et rempli de savoir. Tous ceux qui ne s’étaient pas vus durant les cours se retrouvent et en profitent pour partager leurs dernières aventures, leurs notes ou les dernières nouvelles circulant. Soudain retentit la sonnerie et dans un seul élan tous se dirigent vers leur salle respective ; quelques élèves perdurent encore un temps dans ce hall jusqu’à ce que cette grande pièce se vide enfin. Enfin presque. Je me dirige vers une table où un élève en particulier à attirer mon attention. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il était l’un des seuls entourés de tant de livres, de feuilles et de stylos de couleurs différentes. Je me présente à lui et lui fait part de la raison de ma présence dans son monde, il trouve mon idée intéressante et accepte de se détacher un moment de ses livres. Il souhaite m’aider dans ma démarche et souhaite dénoncer tout particulièrement les a priori et les idées reçues sur son lycée. Son nom ? Kevin ; il est élève de première S. Ce lycée pour moi représente beaucoup : « une bonne grosse dose de fun » mais surtout un super enrichissement intellectuel. Je me suis débloqué et la liberté que l’on nous donne comparée au collège est très agréable. Cependant, je dirais que certains en use de sorte que la réputation de-- en souffre, avec une ambiance à la détente, quelques actions incontrôlées et certains individus à la mentalité encore collégienne n’ont pas la tête au travail. Cette répulsion au travail semble contagieuse paradoxalement à l’architecture du lycée si carrée qui voudrait un encadrement exemplaire. Le bruit déconcentre et finit par rendre la vie noire à ceux qui veulent travailler. Ce n’est pas parce qu’une minorité veut s’amuser que les autres ne sont pas capables de réussir comme dans les autres lycées plus réputés. Il suffit de s’inculquer une discipline de fer et de s’accrocher pour réussir. Tous les parasites extérieurs deviennent alors inexistants et seule la lumière du savoir nous atteint. On est comme les autres : on peut et veut réussir. Apprendre. Toujours écouter pour apprendre.[6] Retranscrire dans un roman la vie des lycéens c’est comme ouvrir un livre des secrets. Devant la grande porte du lycée, rien, pas un bruit, quelques mégots par terre, mais pas d’élèves. Passées la porte principale puis la porte du hall, c’est toute une vie que l’on y découvre. Avant de venir dans ce lycée, je m’étais dit que les élèves allaient tous me regarder comme une bête sauvage, et pourtant, ma présence ne semble même pas les perturber, pour eux je dois être un simple professeur qu’ils n’avaient encore jamais vu. Inconsciemment, ils ne savent pas que je suis là pour raconter leur histoire, leurs secrets, leurs envies. Après cette première rencontre avec les lieux je suis revenue quelques jours plus tard. [ Classes à Projet artistique (PAC) avec Cécile Ladjali et William Mesguish. Pièce Hamlet / Electre Des écrivants aux écrivains, des hâbleurs aux orateurs ? Sommaire Introduction : I- La lecture de la pièce de Cecile Ladjali : Le personnage d’Electre dans la pièce : quand la femme parut. II- De la lecture à l’écriture Electre la rebelle : "Comment elle parle à sa mère ?" III- De la lecture à la mise en scène L’atelier théâtre de William Mesguich : le jeu ou l’écart réflexif IV- De l’improvisation au débat Introduction : Le projet de Classe à Projet Artistique autour de la pièce de théâtre de Cécile Ladjali m’a permis en tant que professeur de rendre physiquement visible ce que je cherche à réaliser chaque jour avec mes élèves. En classe de lycée, transmettre la littérature, c’est, notamment, mettre au jour l’intention d’un auteur de texte. Les visites de Cécile lors des ateliers ont répondu à la question litanique de nos élèves : « est-ce que l’auteur voulait vraiment dire cela ? Est-ce qu’il a pensé à tout cela lorsqu’il a écrit ? ». Cette fois, la situation est confortable pour moi : l’auteur se tient debout dans ma classe avec son livre à la main, il est l’auteur qui fait autorité. Les élèves sont « scotchés ». Toutefois, mon objectif n’est pas leur sidération. La force du texte Hamlet / Electre, est son ouverture sur une multiplicité d’interprétations appétitives et je désire non pas imposer une lecture unique de professeur mais amener les élèves à construire une interprétation raisonnée de la pièce. Pour reprendre l’expression de Georges Steiner, ce projet doit être l’occasion « d’une école de lectures créatrices » (Passions infinies). Toutefois, cela implique de délimiter un champ interprétatif: il n’est pas possible de dire n’importe quoi sur les textes. Laisser croire aux élèves que toutes les interprétations se valent, c'est les laisser se noyer dans le relativisme, c’est les abandonner dans un monde dénué de sens, un monde inquiétant où ils n’ont pas leur place. Je désire que mes élèves disposent des armes de compréhension de l’univers et qu’ils cessent d’être des écrivants ou des hâbleurs pour devenir des écrivains et des orateurs. Soyons fous ! Des auteurs ! Or, si la pièce de Cécile Ladjali parle de la barbarie du monde moderne, elle use des mythes pour rendre cet univers déchiffrable, accueillant pour le lecteur. Le mythe est une réponse à la terreur de l’Histoire car il propose un monde déjà en partie interprété. Tout l’enjeu du cours est de mettre dans les mains des élèves les outils qui leur permettent de localiser les repères sollicités par l’auteur. Une culture commune doit surgir à la face du lecteur. Qu’en est-il de mes élèves ? Ont-ils déjà dans leur besace les éléments de culture générale nécessaires ? Le projet s’adresse à une classe de seconde comprenant 32 garçons et 3 filles. En janvier, le livre parait en librairie.16 euros pour x pages ! Dur ! Mais l’auteur leur en offre un, vient en classe, leur permet de rencontrer le metteur en scène, William Mesguich, qu’ils appellent en secret « Willou » ! Bientôt, ils se félicitent de participer à la « classe VIP » ! Toutefois, s’ils sont assez ouverts, ils ne comprennent pas encore l’enjeu de cette étude: ils ne comprennent pas tout ce qu’ils veulent dire. Une idée de William Mesguich les surprend énormément: le théâtre est utile et rend un pays libre. "Les artistes ne leur semblent pas courageux, pas autant qu’un kamikaze ou qu’un militaire". D’ailleurs, ils se demandent à quoi sert la pièce de Cécile Ladjali. Va-t-elle changer le sort des peuples? Pourquoi la jouer à Paris ? Les élèves pressentent qu’il est ici question d’altérité mais ils ne parviennent pas à délimiter le cadre dans lequel leurs questions doivent se poser. Leur pensée s’éveille mais dans le débordement et l’amalgame, dans un frétillant enthousiasme. Toutefois, au milieu de ce "tohu-bohu", surgissent les représentations des élèves. Nous allons nous pencher sur ces représentations et sur leurs évolutions au fil de la lecture de la pièce, des ateliers pris en charge par Cécile Ladjali et William Mesguich, de l’écriture d’une pièce sur la pièce et de la préparation du débat organisée autour d’une lecture mise en espace à la Sorbonne le 2 avril 2009. I- La lecture de la pièce de Cecile Ladjali : Comment mettre en place le champ dans lequel l’esprit des élèves pourra bâtir une interprétation personnelle et juste ? Il s’agit de s’interroger sur la nature du vrai et du faux en matière d’interprétation. L’exercice est simple et instructif : il s’agit de lire la pièce en classe en demandant aux élèves d’être volontaires pour assurer tous les rôles. Cette lecture naïve, qui bute sur les mots, laisse place aux lapsus et aux malentendus, est le lieu d’un grouillement indicible d’émotions. Le personnage d’Electre dans la pièce : quand la femme parut. Les personnages mythiques sont identifiés par leur nom et la pièce s’ouvre par un jeu sur le nom d’Electre. Le marchand débute la pièce en disant : « on t’a reconnue ». L’horizon d’attente est clair. Cependant, l’auteur revendique sa liberté par rapport au mythe original : Electre dit : « J’ai oublié d’être Electre » p.9. La pièce ne fonctionne véritablement que si les élèves connaissent le mythe mais simultanément, un décalage vers le présent et l’atemporel est également nécessaire. Les élèves qui connaissent le mythe remarquent que, dans cette scène d’exposition, Electre s’adresse à son frère Oreste alors qu’il est absent de la scène. Ils notent aussi que l’enjeu de la pièce est de présenter le conflit Israélo-palestinien : « conduire mon pays hors des frontières qui le cernent » p.12. Il est aussi question de l’intifada. Les élèves s’attardent sur le projet familial (le matricide), sur la blessure aux yeux d’Oreste. Ils trouvent rapidement le parallèle avec Œdipe et Antigone. Les mythes se télescopent. Je leur fais remarquer que cela introduit de façon implicite le thème de la relation fraternelle incestueuse. Quelques phrases de la pièce qui suscitent la réflexion : Oreste : « Mais, toi et moi, nous sommes un » Electre : « Nous sommes deux hommes et femmes » J’interroge les élèves sur le lien entre ces deux personnages : Electre est le cerveau du complot des Atrides alors qu’Oreste, l’homme, est le bras. Electre : « Mon frère, tu m’as toujours comprise. Je n’aime pas les hommes. Je n’ai que toi. » Oreste : « Je n’ai que tes yeux »… [...] A partir de ces récits et commentaires, le sort commun d’Electre et Oreste s’éclaire : l’aveuglement ressortit de l’amour incestueux mais aussi, Electre est comme la chaire de la chaire d’Oreste au moment où elle se propose de devenir ses yeux. Cette transgression brutale, coupure dans le sang, … fait de ces deux êtres une seule chaire. Ils ne sont qu’un comme un mari et sa femme : c’est l’image d’un lien "conjugal". Or, n’est-ce pas une nécessité pour ce frère et cette sœur qui veulent supprimer la moitié maternelle de leur héritage génétique : en tuant leur mère, ils deviennent des demi-humains (et non des demi-dieux). L’arrivée d’Hamlet, autre Oreste, serait alors une vision trinitaire de la perfection de ces êtres en quête de fusion. D’ailleurs, le thème de la blessure oculaire est relié à celui du miracle. Leur orgueil les mène au supplice. II- De la lecture à l’écriture La lecture a fait surgir les émotions des élèves. Pour que ces émotions deviennent des sentiments dont ils puissent rendre compte et enfin des jugements, il faut qu’ils puissent formuler leurs représentations des différentes problématiques. Je leur propose de rédiger une pièce sur la pièce. Ce sera La divine Farce sur le modèle de La divine Comédie de Dante. Les personnages créés par mes élèves suivront leur guide, Cécile Ladjali, en Enfer, plus précisément à CaÏna. Dans les cercles infernaux, ils rencontreront les personnages de la pièce et pourront les interroger. Electre la rebelle : Comment elle parle à sa mère ? A. est un élève "qui vient d’une cité" comme il aime à le notifier. Il appartient à un groupe d’inséparables qui revendique au sein de la classe la seule vraie « culture banlieue ». Ce groupe a préféré l’étude de Viscéral de Rachid Djaïdani à celle du Rouge et le Noir. Il reçoit la pièce favorablement mais plus que le thème politique, ce qui l’interpelle est la thématique de la mère. Cette interrogation que provoque la lecture de la pièce l’amène à faire évoluer son groupe vers une autre culture… En effet, lorsque nous créons des personnages sur le modèle de ceux de Cécile Ladjali en atelier avec l’auteur, le groupe avait créé le personnage de Bob Marley rebaptisé après un long débat lotophage : LOTOPHAGE (avec une attitude déconcertante) Ouais, moi aussi, j’aime ma mère malgré son regard d’inquisitrice : depuis 16 ans, elle me supporte mais moi aussi ! La daronne, elle me dit : « Otto, tu me feras mourir avec ta cruauté et ta drogue ! » Ouais, moi, mon nom, c’est otto mais les potes, ils m’appellent lotophage parce que je mange du lotus ! (il rit bizarrement) Merde, je délire encore et j’ai plus de weed ! Si seulement, il n’y avait pas eu cette satanée descente, j’aurais pu me ravitailler et finir de lire mon livre. Putain, c’est un vrai dédale, ici, et il y a que des escaliers ! C’est une descente sans fin. (apeuré et tremblant) Je sais pas si je suis défoncé ou s’il y a vraiment cette bête bizarre mi homme mi taureau qui lance des groa, groaaah ! (il imite le minotaure puis demeure interdit) Oh, je vois des champs de lotus à perte de vue (se couchant sur le sol)… J’ai plus peur de la grosse bête, viens, joli matou ! Je veux rester aux enfers, c’est trop bien, la weed pousse même sur le bitume. C’est trop délire à Caïna, on voit la mort et le fou qui se promènent avec Fouad et ses chèvres et Electre fait pipi toute nue dans la piscine d’Hamlet ! A. s’interroge sur l’insolence d’Electre envers sa mère et sur la pire des accusations : "Hamlet dit à sa mère qu’elle pue" ! Le groupe va créer un autre personnage qui se pose comme le juge des amants irrévérencieux. Il s’agit du personnage de Djibril, l’ange Gabriel en arabe. DJIBRIL (comme un sage, angélique) : Qui ne peut admirer sa mère ? Celle qui vous met au monde. Elle a souffert pour vous faire naître, même si, des fois, elle vous gronde. Des fois, je me dis que, voilà, sans elle, je ne saurais que faire. Et mon père ? Il n’a jamais été ici. Moi, je vous le redis. Elever 8 enfants, 4 garçons, 4 filles, manger tous les jours des pates et du riz,… mais je la pardonne. Quand je réfléchis, entre tout ce qu’elle me conseille, je lui dois tout à cette merveille. Née dans un pays lointain, arrivée en France et mariée avec mon père. Tout ça, ce n’est pas de la romance. Plutôt arrangé ! Elle a eu du mal à nous élever entre les coups de mon père et ses enfants,… elle a choisi de vivre pour ses enfants. Dans l’Islam, on dit : « le paradis se trouve sous les pieds de sa mère ». Donc, en bref, j’aime ma mère. Plus que tout au monde, j’aime ma mère. Donc, en premier, j’aime ma mère ; en second, j’aime ma mère et en troisième, j’aime ma mère. C’est elle qui m’a baptisé, Djibril, d’un beau nom d’ange. Moi, je viens pour demander des comptes à Electre, la petite Palestinienne, qui ne respecte pas sa mère. Et Hamlet, le juif, lui aussi, il devra me répondre. Je les écouterai mais je les jugerai. Lors d’une rencontre avec Cécile Ladjali, le groupe de Djibril l’interroge au sujet des mères dans la pièce. Cécile ladjali évoque la personnalité très voluptueuse de Clytemnestre qui incarne davantage une amante qu’une mère. Elle insiste sur le fait que Clytemnestre a été l’objet d’un mariage forcé et elle explique aux élèves que ce que confie Clytemnestre à sa fille, c’est qu’elle est née d’un viol maintes fois répété. Dans les travaux d’écriture qui suivent, le groupe a évolué dans son jugement. DJIBRIL : (Agressif, offensif) Alors, c’est toi, Electre, la fille qui ne respecte pas sa mère ? La fille qui abhorre d’une haine viscérale Clytemnestre ? Ne démens pas ! Cécile Ladjali dit que tu as honte d’être sa fille. ELECTRE : (avec insolence) Oui, c’est moi ! Et, alors ? Ma mère n’a que ce qu’elle mérite. Elle a épousé Agamemnon, mon père. Elle est devenue reine ! Cela ne l’a pas empêchée de préférer Egisthe, mon oncle. Ce dernier a tué mon père, son propre frère, pour lui dérober sa couronne et sa femme ! Ma mère a souillé la mémoire de mon père en épousant son meurtrier ! Crois-tu qu’on puisse subir une telle injustice ? DJIBRIL : (interloqué) Certes, j’étais mal informé et peut-être as-tu raison… ma mère non plus n’avait pas choisi son mari. Elle n’a jamais connu l’amour. Comme moi, tu dois te dire que tu es née d’un viol maintes fois répété. De cette souffrance, tu as fini par apparaître dans les entrailles de ta mère. Quand ta mère te voit dans ta folie meurtrière, elle doit souffrir encore. Même si tu aimais ton père, tu ne dois pas tuer ta mère. Ce qui fonde la légitimité de Djibril, c’est qu’il a le même passé que les héros. Le personnage qui voulait en découdre, devient finalement un pacificateur. Il venait pour accuser et il devient didactique : il explique aux héros qu’ils doivent s’en remettre à la justice divine et il invoque la loi du Talion. En cela, le groupe remplit un des objectifs poursuivis car il réfléchit sur la pièce en utilisant une connaissance culturelle pour prendre de la distance avec ses émotions de lecteur spontané. Ce recours à la loi divine facilitera la réflexion sur le genre de la tragédie que je mènerai plus tard : la fatalité du destin des héros, voués à la mort par des dieux, est-elle envisageable dans une culture judéo-islamo-chrétienne ? Je m’appuierai sur les raisonnements de Georges Steiner sur le genre théâtral et sur la comparaison entre le conflit israélo-palestinien et une tragédie établie par Amos Oz. DJIBRIL : Arrêtez de vous prendre pour des héros ! C’est à Dieu de venger vos aïeux. Il va appliquer la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent ». Il va vous venger sans que vous ne fassiez rien. Si vous vous obstinez, Dieu va être obligé de vous sacrifier pour restaurer la paix. Vous allez finir comme Roméo et Juliette. HAMLET : Comme qui ? DJIBRIL : Des Italiens, c’est un peu comme les Israéliens ou les Palestiniens, d’ailleurs, ça rime ! Pour que naisse le dialogue entre l’œuvre et les élèves, il a fallu ouvrir un espace de réflexion sur le texte et cela a été rendu possible par le travail en atelier théâtral avec William Mesguich. III- De la lecture à la mise en scène L’atelier théâtre de William Mesguich : le jeu ou l’écart réflexif La mise à distance des émotions surgies à la lecture a été favorisée par le travail en atelier théâtral réalisé avec William Mesguich. Le metteur en scène a proposé à la classe des exercices adaptés à l’expression de leurs ressentis, puis, les activités ont provoqué l’analyse, l’interprétation de ces réactions spontanées. Enfin, il a déployé toute son énergie et ses ressources rhétoriques si bien que la classe a appris l’art de la nuance ! L’un des premiers exercices a consisté à raconter une histoire collective. Cinq élèves volontaires ont pris place dans l’espace scénique. Ils sont assis et découvrent la consigne : parler quand bon leur semble et construire une histoire collective. Après un moment de silence où toute la classe se demande si’il sera interminable, une voix se fait entendre. C’est Al. qui propose un remake de La Haine, le film de Kassovitz : un jeune banlieusard rate le dernier métro et déambule dans le Paris nocturne. Une des filles qui a accepté de participer à l’improvisation, tente de modifier l’errance solitaire du cowboy des temps modernes en introduisant un personnage féminin, une rencontre. Alexandre refuse qu’une étrangère ne s’immisce dans son histoire : le héros la congédie et l’histoire tourne en rond malgré les efforts d’A. pour aider son camarade. Plusieurs répétitions, le personnage n’évolue pas : il attend. William Mesguich interrompt l’improvisation et procède à une évaluation avec la classe – public. On note quelques expressions intéressantes, un certain courage. Les critiques fusent, notamment de la part des autres volontaires condamnés au mutisme. On déplore l’enfermement progressif du personnage, l’absence d’intrigue et William Mesguich insiste sur le caractère stéréotypé de cet environnement créatif : l’élève s’est retrouvé prisonnier de ses propres préjugés sur les jeunes de banlieue. Il n’est pas parvenu à se libérer des lieux communs ou des clichés. William Mesguich invite Al. et le groupe à être plus ambitieux dans leur créativité en incorporant plus d’éléments extérieurs. La deuxième tentative plus fructueuse est un moment dont je me souviendrai longtemps. Le groupe s’ouvre sur l’environnement extérieur… V. fait partie des volontaires et je lui ai donné une heure de retenue la veille car il a insulté une de ses camarades. Le nouveau personnage choisi par V. porte mon prénom. C’est l’histoire d’une petite campagnarde qui coupe des rondins de bois. Al. prend le parti de me défendre : à force d’acharnement, la campagnarde devient professeur de Français. Dire que mon avatar théâtral a failli rester perdu dans une forêt amazonienne ! L’improvisation devient une lutte pour mener l’histoire en deux sens différents. Le dialogue qui s’engage ne manque pas de piquant mais si l’histoire tient l’auditoire en haleine, le projet ambitieux n’est pas au rendez-vous : les émotions restent superficielles, exclusivement de l’ordre du rire, un rire plein de sous-entendus mais pas d’émotions moins mécaniques. Cependant, l’exercice met à jour les ingrédients nécessaires d’une bonne histoire : le jeu sur la polysémie, le questionnement qu’engage le texte et un doute stimulant quant à son interprétation. Une bonne histoire ne livre pas tous ses secrets. William Mesguich a prouvé aux élèves que l’étude du texte est une exploration sans fin. Son travail de metteur en scène illustre d’ailleurs cette interprétation libre des textes mais qui nécessite aussi le respect de l’univers de son auteur. Implicitement, il prouve qu’une lecture savante est la seule qui respecte l’œuvre sans s’y asservir. Le choix d’un personnage à multiples facettes semble également intéressant : il fallait bien redorer mon blason d’Amazonienne, moi qui préférerais tellement être une Amazone ! L’exercice qui suscitera l’émergence d’émotions surprenantes est celui de la lettre : Ph et Lu sont assis dans l’espace scénique et feignent de s’écrire une lettre. Ph choisit d’interpeller son camarade par un nom d’oiseau : « cher piou-piou, tu me manques pendant mes vacances, etc ». Lu saisit l’occasion de bons mots, répond sur le même ton : « toi aussi, tu me manques, même s’il a de nombreuses poules ici ». Les élèves de la classe rient mais ils sont aussi très troublés par l’implicite du texte qui suggère soit une relation entre deux oiseaux soit un échange entre deux hommes qui s'aiment. Dans l’exercice suivant, un élève rédige une lettre d’amour à sa femme qu’il aime depuis 15 ans. L’idéal amoureux est décliné montrant les aspirations des adolescents toujours désireux de vivre un amour à la Roméo et Juliette. Cet exercice prépare l’étude du dénouement de la pièce où Hamlet reçoit une lettre d ‘Electre. L’exercice et son évaluation menée par William Mesguich avec la classe entière permet de définir la force d’émotions même factices sur le spectateur. William Mesguich est parvenu à retourner l’opinion première de la classe. La classe ne voyait pas comment le théâtre pouvait être engagé. A présent, il mesure que prendre la parole en public implique une prise de risque égale à la réaction des spectateurs que des émotions vont traverser. Ces paroles ne sont pas anodines et on ne peut donc pas dire n’importe quoi. Il faut avoir conscience des implications qui découlent de cette énonciation publique et pourquoi pas politique. Un ultime exercice a permis de montrer que l’interprétation d’un texte s’appuyait sur ce qui est écrit mais aussi sur ce qui est suggéré. L’implicite d’un texte est difficile à percevoir mais surtout, il donne souvent lieu, chez les élèves, à des interprétations erronées par trop de fantaisie. William Mesguich a proposé aux élèves de mimer les bruits de l’Enfer. Six élèves sont dans l’espace scénique et la première tentative échoue. Puis, Ale inaugure un sombre grognement, Ar entonne une ritournelle obsédante, L-A crie par intermittence, chacun trouve une idée et nous avons la chair de poule ! Il n’est pas nécessaire de tout dire et la mise en scène suggère l’interprétation que nous faisons d’un texte. Cet exercice sera réinvesti dans une des scènes rédigée par les élèves : la didascalie annonce « les bruits de l’Enfer ». TEXTE DES ELEVES: SCENE 1 : l’arrivée aux Enfers [1] Cécile Ladjali (personnage imaginé par les élèves), Philémon, Djibril, Héraclès, Alice, Œdipe en Caïna. (Des bruits effrayants évoquent les souffrances des suppliciés. Un groupe de lycéens entrent sur la scène qui représente un désert. Cécile Ladjali les attend pour les guider comme Virgile l’a fait pour Dante dans les cercles des Enfers.) Cécile ladjali : Holà ! Qui êtes-vous, jeunes gens qui osez entrer dans le domaine d’Hadès et de Perséphone, dans l’enfer de CaÏna ? Que venez-vous chercher dans mon enfer ? Par la suite, Les élèves doivent présenter une improvisation sur les bruits du paradis. La conclusion est qu’au Paradis, c’est le silence qui doit régner ! L’improvisation est moins probante. Ces exercices mis en œuvre et évalués par William Mesguich ont amené les élèves à prendre conscience du pouvoir des mots et de la magie inhérente au non-dit dans la communication verbale. Non, il n’est pas nécessaire de tout dire car on peut s’appuyer sur les capacités de réflexion du public, on peut même stimuler ces capacités en faisant impression sur le spectateur, en créant ses émotions, en les faisant varier et en l’accompagnant dans la construction du sens. Le texte n’est pas sidération mais art de la nuance. Les exercices ont relié émotions et intellect, rendant la compréhension plus humaines et les émotions moins fantaisistes. Les élèves touchent du doigt une conception apaisée et unifiée de l’homme qui n’est ni ange, ni bête ! L’interprétation d’un texte est donc transmission à un public de valeurs communes à partir d’idées partagées. En ce sens, le théâtre est authentiquement politique et philosophique. La richesse de ces expériences en atelier a effectivement une implication politique. En effet, il s’agit tout de même dans ce projet d’aborder la problématique épineuse de la guerre qui déchire le Proche-Orient. Il est d’autant plus important de montrer à nos élèves qu’une prise de parole hâtive sur ces événements, court le risque d’être injuste, erronée et inutilement polémique. Au préalable, il faudrait se documenter, s’imprégner des cultures en présence et éviter les amalgames. Les élèves abandonnent l’idée de trouver une solution au conflit ou de stigmatiser la violence. Peu à peu, ils comprennent que la tolérance n’est pas un renoncement aux valeurs, ni la relativité acceptée des principes mais au contraire une démarche active pour définir l’altérité. Etre tolérant, c’est le respect de l’autre et non son acceptation naïve. Comme dirait Amoz Oz : « il n’y a pas de bons ou de méchants ». Ce sont des hommes qu’il faut rencontrer sans les réduire à des clichés qui satisfont nos représentations personnelles. Une étude comparée des poésies juive et palestinienne fait la part belle aux similitudes de ces peuples souffrant parce que « la Terre est étroite » (Cf. Recueil de Mahmoud Darwich étudié en classe). Une poésie écrite par un groupe d’élèves illustre cette prise de conscience au fil des mois. Il s’agit d’un poème prononcé par le personnage de Djibril que nous avons présenté précédemment Scène 2 : Le chœur : Djibril en coryphée. Djibril Je suis Djibril, le bon, le sage, le fidèle, L’Ange des Musulmans, l’incarnation du bien, Mon peuple est ravagé, priant Dieu et le ciel, Ayant perdu espoir, nous n’attendions plus rien.[2] Tu es Palestinienne, l’aveugle incomprise, La Princesse d’Agamemnon, sa vie compliquée, Ta seule mère te nie et ton père décédé Porte le malheur dans toutes tes entreprises.[3] ... Nous vivons trop d’horreur, hissons le drapeau blanc.[4] (Djibril s’entoure d’un drap blanc comme de la toge d’un juge.) IV- De l’improvisation au débat Débat en Sorbonne le 2 avril 2008. Lors de la préparation du débat, Jonathan avait l’idée de demander à partir de quels mythes, Cécile ladjali avait créé sa pièce… Tôlé général dans la classe : « Il est trop débile, lui, t’as pas lu le titre ! ». C’est dans ces moments d’effervescence adolescente qu’un professeur mesure ce que signifie la compassion… Je demande à Jonathan d’expliquer pourquoi il voulait poser cette question. Jonathan avait à l’esprit la dédicace du livre à Mahmoud Darwich. Il avait le souvenir d’un cours sur Chronique de la vie palestinienne : Mahmoud Darwich a rédigé un poème sur son père où apparait le motif du puits. Or, dans la pièce, Leïla se demande si elle va mourir dans un puits. Jonathan se demandait si cette histoire pouvait être assimilée à un mythe. Il ajoutait aussi qu’il avait trouvé que Cécile Ladjali aimait bien parler de Mahmoud Darwich. En effet, elle en avait parlé à chacune de ses venues. La réaction de la classe est mitigée : en effet, à quoi bon poser une question si on a déjà en tête ce que contient la réponse. Je profite de l’occasion pour définir ce qu’est un débat : ce n’est pas un dialogue à sens unique mais bien un échange intellectuel où le sens se construit au fur et à mesure des interventions. J’explique aux élèves qu’à présent, comme ils ont étudié la pièce, ils peuvent prendre la parole comme des savants et apporter des connaissances au public présent lors du débat. Ils me regardent avec suspicion… J’insiste : les interlocuteurs vont faire valoir leur point de vue tour à tour et sans doute que des personnes se fâcheront, changeront d’avis lors de la soirée. Les élèves restent cois. Parfois, c’est agréable, un peu de silence ! J’encourage J à reformuler sa question. Avec l’aide de ses camarades, la question devient : « Nous avons vu que la pièce s’appuie sur l’Hamlet de Shakespeare et sur l’Electre de Sophocle ou de Giraudoux. Y a-t-il d’autres mythes qui vous ont inspirée ? Je pense notamment à la dédicace à Mahmoud Darwich. » L’histoire se finit bien car J est parvenu à poser sa question lors du débat. [1] Scène rédigée par l’ensemble de la classe répartie en groupe de cinq élèves. [2] Strophe rédigée par Nhicolas F et Léonard T. [3] Strophe rédigée par Harold S et Victor P. [4] Strophe rédigée par Nhicolas F et Léonard T. Le projet permettra aussi aux élèves de rencontrer l'actrice Corinne Marchand, héroïne de "Cléo de 5 à 7" notamment. Téléchargez le recueil à cette adresse ou cliquez sur l'image. http://www.maisondelapoesie.agglo-sqy.fr/developpement-culturel/poemes-des-ateliers-20102011/ Recueil Une voixIntervenantes : Christiane Veschambre (écrivaine), Sonia Masson (comédienne) http://www.maisondelapoesie.agglo-sqy.fr/developpement-culturel/poemes-des-ateliers-20112012/ Le livret peut être lu à cette adresse. Au cours de différentes expériences, j’ai pu distinguer trois façons d'aborder le cinéma en classe de Français : dans sa spécificité, en complément à la littérature ou en parallèle à celle-ci. Je ne prétends pas être une spécialiste mais j'ai gardé un bon souvenir de ces expériences et c'est dans cet état d'esprit que je les partage :) A- Spécificité de la "lecture" cinématographique Même si le vocabulaire d’analyse filmique emprunte nombre de ses termes à l’analyse littéraire, la lecture filmique est bien spécifique. Les opérations « collège ou lycéens au cinéma » permettent de le montrer aux élèves. Selon Roland Barthes, dans Le Plaisir du texte, le plaisir du lecteur naît de la reconnaissance des codes utilisés et de cette complicité avec l’auteur. L’image de cinéma instaure un point de vue adapté au spectateur devant des plans fixes et mobiles. L’étude de plans est favorisée lors de « collège au cinéma » par l’envoi de plaquettes éditées en couleurs et de multiples sites internet. La séquence cinématographique est présentée sous forme de vignettes présentées comme des photogrammes du film. C’est l’occasion de pratiquer deux activités : a- Plan unitaire et photogramme : L’élève peut déterminer la place allouée à son regard en décomposant l’image selon l’échelle des plans, la profondeur de champs, la perspective, etc… L’élève peut émettre des hypothèses sur le parcours du regard qui est anticipé par le réalisateur dans le plan : il peut localiser un « studium » et un « punctum » comme Roland Barthes (La Chambre claire ). Dans ces conditions de l’image fixe, il est loisible d’observer les détails qui échappent au regard le plus avisé lors de la projection : ainsi, examine-t-on ce qui permet de dater la diégèse du film Ridicule en 4° lors d’un projet sur le château de Versailles. b- Plans liés entre eux : Les élèves découvrent ainsi ce qu’implique le défilement des images à 24 images par seconde. Le rythme et le mouvement de l’image lui confèrent un sens différent du plan unitaire. Cette caractéristique de l’image mobile, suite d’images « montées », pourra être détaillée lors de comparaisons entre une description écrite et filmée. Pourquoi ne pas demander aux élèves de filmer « les bottes de Lucien » dans les Illusions perdues pour mimer le point de vue de Balzac et mesurer si les élèves ont perçu la vanité, le luxe et l’incongruité d’un tel accessoire de mode. Le film pose aussi la question du temps imparti à chaque image. On peut référer au travelling ascendant du film d’Orson Wells Citizen Kane où se succèdent des plans des cintres du théâtre. Cette aspiration interminable vers le haut semble montrer le poids des responsabilités qui pèsent sur les épaules de la cantatrice aux cris stridents… Ce travail sur le temps est l’activité du montage. Pour créer un meilleur horizon d’attente chez les élèves, on peut étudier cette notion selon deux principales modalités : le raccord qui implique une continuité (la voiture de M.Hulot dans Les Vacances de M.Hulot) et celui qui procède par ellipse (l’os qui devient vaisseau spatial dans L’Odyssée de l’espace). L’étude des plans permet aux élèves d’acquérir une meilleure connaissance de la spécificité du cinéma. Les voilà avertis et si l’on en croit Barthes, leur plaisir en sera accru.^^ Mais les connaissances et le décryptage doivent aussi le mettre en garde contre l’illusion et la fascination qui naissent de l’image. Il n’est qu’à citer Lettres de Sibérie de Chris Marker (qui est décédé en début de semaine...). Il faut développer le sens critique des élèves en montrant que l’image est construite à partir d’une intention. Elle n’est pas forcément une preuve de l’existence d’une réalité. Cette problématique avait été exploitée devant mes sixièmes lors de la rencontre avec le documentariste Simon Aubin (membre de l’ACRIF et de l’ACAP Académie d’Amiens). En outre, on pourrait ajouter que ce statut de l’image dépend de la vision du monde de celui qui filme : A.Bazin atténue (ou interdit) la nécessité du montage car selon lui, le film représente un monde qui a du sens. Au contraire, pour certains cinéastes, le monde n’est pas doté d’un sens et toute signification sera bâtie par un savant montage : la succession des plans est donc primordiale pour Eisenstein… Dans ces conditions, le cinéma ne représente pas, il est idéologique. Toutefois, si l’on considère les plans sans cesse recadrés, décadrés et même « glissants » de Johan Van Der Kerken, on peut aussi considérer que la présence d’un point de vue et d’un montage « idéologique » n’est pas le garant de la construction d’une signification définitive. Ainsi, peut-on s’interroger : lorsque le doute s’installe, est-ce le signe que le réalisateur joue le jeu de l’honnêteté ? A d’autres occasions, j’ai souvent utilisé les films en complément ou en parallèle des études de genres et de registres au programme de français. Voici les résumés de quelques expériences. B- Le cinéma étudié en classe de français (collège et lycée) : réflexion théorique a- Première expérience : observer et définir En suivant le programme de « lycéens au cinéma », mes élèves de seconde ont appris les différentes tonalités au programme de français. Le « regard caméra » A partir d’une séquence sur le courant littéraire réaliste du XIXième siècle, le thème du marginal a été décliné depuis le noble d’Empire, en passant par l’ouvrier sans qualification jusqu’au dandy. Cette étude a été complétée par le thème du S.D.F. dans L’Homme sans passé de Kaurismaki. En étudiant le point de vue interne et omniscient, il a été possible de démêler ce qui ressortit du registre pathétique et en filigrane du comique. La scène du regard des S.D.F. a été l’objet d’un petit exercice filmique. Des élèves ont filmé trois scénettes et ont intercalé trois gros plans du visage d’un même élève censé avoir été spectateur des scènes (Koulechov). Cet élève, Cédric, à qui je rends hommage car il nous a quittés trop tôt, avait été choisi par l'ensemble de la classe pour la délicatesse tendre de son visage. Il nous a tous fait rire et pleurer. Il regardait fixement la caméra. Ensuite, le petit film muet fut projeté devant la classe entière qui discuta de l’expression de l’élève en gros plan. La dimension satirique et réflexive du film apparut plus clairement après ce débat. Le « troisième lieu » ou « montage interne » L’étape suivante consistait à approfondir la notion de registre comique avec le thème du burlesque. La première séquence du film The Party d’Edward Blake a permis de définir la notion avant la projection. Cela ménagea aussi la surprise des élèves lorsqu’ils ont découvert qu’en réalité le film avec Peter Sellers n’était pas l’histoire du porteur d’eau indien mais celle d’un acteur. L’approfondissement en classe a mis en valeur l’utilisation de l’espace dans ce film : la profondeur de champ laisse voir deux scènes simultanées lors de l’ouverture d’une porte battante. Cela a été comparé avec le mouvement d’un plan séquence de Buster Keaton dans Malec se marie. La mesure de l’espace avec le jeu du hors champ d’une part et de ce que Pierre Larthomas appelle « le troisième lieu » a été menée en parallèle avec l’étude de la première scène du Mariage de Figaro de Beaumarchais. Ainsi, a-t-on remarqué que le « montage » joue à la fois sur la succession mais aussi sur la construction des plans (montage interne et externe). Le genre du film burlesque Un autre point d’attaque a été exploité par Nadia Méflah (Intervenante de l’ACRIF) lors de la séance d’analyse filmique sur le corps et le burlesque. Autour d’un corpus varié de films comiques, elle a montré en quoi le burlesque est subversif. Cette étude a été approfondie lors d’une deuxième séance qui menait vers le registre sérieux et tragique à travers des extraits de L’Esquive et de Johnny s’en va –t-en guerre. Le documentaire aux frontières de la fiction… En même temps, j’abordai le tragique racinien et la notion de la culpabilité et de ses conséquences. Le destin d’Andromaque, victime de la guerre, permit de préparer la réception du court-métrage de Chris Marker La Sixième Face du Pentagone. A travers le genre du documentaire engagé, les élèves travaillèrent sur la manière du réalisateur de montrer que les jeunes appelés rebelles comme les jeunes policiers semblaient victimes d’un même destin. Cette vision du problème de la guerre du Viêt-Nam contrastait avec la satire comique des hippies dans The Party. Enfin, le documentaire fut complété par l’étude du tragique dans une séquence d’Apocalypse Now deFrancis Ford Coppola. Il résulta de ces expériences que le genre du documentaire est complexe dans la mesure où il utilise les mêmes ressorts et les mêmes conventions que le genre fictionnel. Le programme de « lycéens au cinéma » fut l’occasion de cimenter l’étude des registres autour d’une problématique évolutive. L’histoire du cinéma compléta la découverte par les élèves des mouvements littéraires ce qui correspond à la demande des instructions officielles qui réclament que la littérature ne soit pas isolée des autres arts. b- Autre procédé : confronter pour définir Avec une classe de cinquième participant à « collège au cinéma », l’étude du genre policier avait été facilitée grâce à la projection de Toto le Héros de Jaco Van Dormael et de Fenêtre sur cour. Afin de préparer le passage en quatrième, je proposai aux élèves la lecture croisée du livre de Conan Doyle Le Chien des Baskerville et du film de Tim Burton Sleepy Hollow. Ces deux œuvres relèvent du genre policier et à certains instants, du fantastique ou de l’étrange selon la définition de Todorov. Sherlock Holmes prouve que tout fut réel alors que l’Icabod Crane de Irving démontre que la magie existe. Ce fut l’occasion d’aborder le genre du film d’horreur et des effets spéciaux. Dans Le Cavalier sans tête, le détective illustre, par un petit dessin, une cage et un oiseau en recto verso, le principe de l’effet « phi ». Il est nécessaire à l’illusion cinématographique et il permet de créer des trucages en associant des images comme par exemple dans Pièce touchée de Martin Arnold (film expérimental créé à partir d’un film en noir et blanc). Les élèves ont découvert la transparence, le cache/contre-cache, le fond bleu, le ralenti. c- Expérience qui relie cinéma et littérature : l’adaptation Mme Bovary : Flaubert et Chabrol Simultanément à l’étude de quelques brouillons de Flaubert, le film de Chabrol Madame Bovary a été étudié de manière à mettre en relief la démarche du créateur. Les scènes des comices, de la promenade en forêt et de l’agonie ont été comparées entre le support papier et vidéo. La différence du déroulement des épisodes entre le roman et le film a été soulignée. Le livre donne à voir la scène dans la continuité de la lecture alors que le film livre plusieurs scènes concomitantes grâce au cadrage, aux mouvements de caméra et surtout à une bande-son originale. La valeur des imparfaits du récit de la promenade, qui rappelle le rythme de la valse, n’apparaît pas dans le film et est remplacée par une ellipse qui souligne l’instant de manière brutale. La sensualité morbide de l’agonie d’Emma (qui s’impose au détriment de sa rédemption religieuse au fil des versions du brouillon de Flaubert), est évoquée dans le film mais c’est plutôt l’amour de Charles qui est mis en valeur. Ces modifications trahissent la vision plus cruelle de Madame Bovary par Chabrol que par Flaubert. Ce dernier a des moments de sympathie pour celle qu’il appelle dans ses lettres à Louise Collet, « ma petite bonne femme ». Il dira aussi « Mme Bovary, c’est moi ». Chabrol fait de cette bourgeoise insatisfaite une héroïne à la Chabrol. Isabelle Huppert incarne l’une de ces femmes percluses dans leurs illusions romanesques d’amour allant jusqu’au meurtre, telles les protagonistes féminines de La Fleur du Mal, de La Demoiselle d’honneur, ou de Noces Rouges. Cette étude a permis de démontrer qu’une adaptation même fidèle, est toujours la création d’une œuvre nouvelle où sont exploités des moyens d’expression artistiques propres au créateur et à son équipe. Docteur Jekyll : Stevenson, Fleming ou Frears En classe de quatrième, dans le prolongement d’un travail sur l’adaptation de la nouvelle fantastique de Stevenson, Docteur Jekyll et Mister Hyde, réalisée par Victor Fleming en 1941, une classe de quatrième a pu parvenir à des considérations du même ordre. En outre, le film de Fleming a été comparé avec le film Mary Reilly de Stephen Frears. Cette comparaison a donné lieu à une étude du point de vue. La caméra subjective du film de Frears confère à Hyde un caractère presque humain. Le film qui reprend de nombreux plans du cinéaste hollywoodien, devient presque un plaidoyer pour la défense de Hyde. A travers ces différentes versions, se lisent des conceptions contrastées de l’homme et de la société. Les élèves ont-ils ainsi pu débattre pour déterminer quelle version leur semblait la plus intéressante. Leur choix n’était plus seulement guidé par la qualité des effets spéciaux, la transformation de Jekyll en Hyde étant cependant soignée dans les deux films. Spleen baudelairien de Kassovitz En classe de première, Le film La Haine de Matthieu Kassovitz a été étudié à travers le filtre des Fleurs du Mal de Baudelaire. D’ailleurs, le portrait du poète apparaît sur une des tours de la cité filmée. Cette fois, la littérature était la source d’inspiration du cinéaste. Les élèves ont repéré le motif du gouffre et de la chute (plongée, panoramique et travelling), identifiant ainsi la parenté culturelle des deux œuvres. L’étude de l’adaptation, de différentes versions, ou des échos culturels permet d’aborder le processus de la création artistique. On pourrait introduire les notions d’intertextualité, de citations ou d’allusions. Le point de vue et la mise en scène créent des décalages ou des échos entre les œuvres. Le repérage de ces phénomènes permet d’exercer le jugement critique et analytique des élèves. L’œuvre devient un message artistique, un témoignage culturel qui porte l’élève vers la réflexion. "La Prof" CatégoriesTagsTous les tags S'abonner « la rature » Responsable éditorial : Christelle Valette (Lycée Jules Ferry, Versailles, (78)) Mentions légales - Signaler un abus - CRDP de l'académie de Versailles Propulsé par Dotclear thème par ephase / Xieme-Art.org écritures par Bastien Jaillot |
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