Classes à Projet artistique (PAC) avec Cécile Ladjali et William Mesguish. Pièce Hamlet / Electre Des écrivants aux écrivains, des hâbleurs aux orateurs ? Sommaire Introduction : I- La lecture de la pièce de Cecile Ladjali : Le personnage d’Electre dans la pièce : quand la femme parut. II- De la lecture à l’écriture Electre la rebelle : "Comment elle parle à sa mère ?" III- De la lecture à la mise en scène L’atelier théâtre de William Mesguich : le jeu ou l’écart réflexif IV- De l’improvisation au débat Introduction : Le projet de Classe à Projet Artistique autour de la pièce de théâtre de Cécile Ladjali m’a permis en tant que professeur de rendre physiquement visible ce que je cherche à réaliser chaque jour avec mes élèves. En classe de lycée, transmettre la littérature, c’est, notamment, mettre au jour l’intention d’un auteur de texte. Les visites de Cécile lors des ateliers ont répondu à la question litanique de nos élèves : « est-ce que l’auteur voulait vraiment dire cela ? Est-ce qu’il a pensé à tout cela lorsqu’il a écrit ? ». Cette fois, la situation est confortable pour moi : l’auteur se tient debout dans ma classe avec son livre à la main, il est l’auteur qui fait autorité. Les élèves sont « scotchés ». Toutefois, mon objectif n’est pas leur sidération. La force du texte Hamlet / Electre, est son ouverture sur une multiplicité d’interprétations appétitives et je désire non pas imposer une lecture unique de professeur mais amener les élèves à construire une interprétation raisonnée de la pièce. Pour reprendre l’expression de Georges Steiner, ce projet doit être l’occasion « d’une école de lectures créatrices » (Passions infinies). Toutefois, cela implique de délimiter un champ interprétatif: il n’est pas possible de dire n’importe quoi sur les textes. Laisser croire aux élèves que toutes les interprétations se valent, c'est les laisser se noyer dans le relativisme, c’est les abandonner dans un monde dénué de sens, un monde inquiétant où ils n’ont pas leur place. Je désire que mes élèves disposent des armes de compréhension de l’univers et qu’ils cessent d’être des écrivants ou des hâbleurs pour devenir des écrivains et des orateurs. Soyons fous ! Des auteurs ! Or, si la pièce de Cécile Ladjali parle de la barbarie du monde moderne, elle use des mythes pour rendre cet univers déchiffrable, accueillant pour le lecteur. Le mythe est une réponse à la terreur de l’Histoire car il propose un monde déjà en partie interprété. Tout l’enjeu du cours est de mettre dans les mains des élèves les outils qui leur permettent de localiser les repères sollicités par l’auteur. Une culture commune doit surgir à la face du lecteur. Qu’en est-il de mes élèves ? Ont-ils déjà dans leur besace les éléments de culture générale nécessaires ? Le projet s’adresse à une classe de seconde comprenant 32 garçons et 3 filles. En janvier, le livre parait en librairie.16 euros pour x pages ! Dur ! Mais l’auteur leur en offre un, vient en classe, leur permet de rencontrer le metteur en scène, William Mesguich, qu’ils appellent en secret « Willou » ! Bientôt, ils se félicitent de participer à la « classe VIP » ! Toutefois, s’ils sont assez ouverts, ils ne comprennent pas encore l’enjeu de cette étude: ils ne comprennent pas tout ce qu’ils veulent dire. Une idée de William Mesguich les surprend énormément: le théâtre est utile et rend un pays libre. "Les artistes ne leur semblent pas courageux, pas autant qu’un kamikaze ou qu’un militaire". D’ailleurs, ils se demandent à quoi sert la pièce de Cécile Ladjali. Va-t-elle changer le sort des peuples? Pourquoi la jouer à Paris ? Les élèves pressentent qu’il est ici question d’altérité mais ils ne parviennent pas à délimiter le cadre dans lequel leurs questions doivent se poser. Leur pensée s’éveille mais dans le débordement et l’amalgame, dans un frétillant enthousiasme. Toutefois, au milieu de ce "tohu-bohu", surgissent les représentations des élèves. Nous allons nous pencher sur ces représentations et sur leurs évolutions au fil de la lecture de la pièce, des ateliers pris en charge par Cécile Ladjali et William Mesguich, de l’écriture d’une pièce sur la pièce et de la préparation du débat organisée autour d’une lecture mise en espace à la Sorbonne le 2 avril 2009. I- La lecture de la pièce de Cecile Ladjali : Comment mettre en place le champ dans lequel l’esprit des élèves pourra bâtir une interprétation personnelle et juste ? Il s’agit de s’interroger sur la nature du vrai et du faux en matière d’interprétation. L’exercice est simple et instructif : il s’agit de lire la pièce en classe en demandant aux élèves d’être volontaires pour assurer tous les rôles. Cette lecture naïve, qui bute sur les mots, laisse place aux lapsus et aux malentendus, est le lieu d’un grouillement indicible d’émotions. Le personnage d’Electre dans la pièce : quand la femme parut. Les personnages mythiques sont identifiés par leur nom et la pièce s’ouvre par un jeu sur le nom d’Electre. Le marchand débute la pièce en disant : « on t’a reconnue ». L’horizon d’attente est clair. Cependant, l’auteur revendique sa liberté par rapport au mythe original : Electre dit : « J’ai oublié d’être Electre » p.9. La pièce ne fonctionne véritablement que si les élèves connaissent le mythe mais simultanément, un décalage vers le présent et l’atemporel est également nécessaire. Les élèves qui connaissent le mythe remarquent que, dans cette scène d’exposition, Electre s’adresse à son frère Oreste alors qu’il est absent de la scène. Ils notent aussi que l’enjeu de la pièce est de présenter le conflit Israélo-palestinien : « conduire mon pays hors des frontières qui le cernent » p.12. Il est aussi question de l’intifada. Les élèves s’attardent sur le projet familial (le matricide), sur la blessure aux yeux d’Oreste. Ils trouvent rapidement le parallèle avec Œdipe et Antigone. Les mythes se télescopent. Je leur fais remarquer que cela introduit de façon implicite le thème de la relation fraternelle incestueuse. Quelques phrases de la pièce qui suscitent la réflexion : Oreste : « Mais, toi et moi, nous sommes un » Electre : « Nous sommes deux hommes et femmes » J’interroge les élèves sur le lien entre ces deux personnages : Electre est le cerveau du complot des Atrides alors qu’Oreste, l’homme, est le bras. Electre : « Mon frère, tu m’as toujours comprise. Je n’aime pas les hommes. Je n’ai que toi. » Oreste : « Je n’ai que tes yeux »… [...] A partir de ces récits et commentaires, le sort commun d’Electre et Oreste s’éclaire : l’aveuglement ressortit de l’amour incestueux mais aussi, Electre est comme la chaire de la chaire d’Oreste au moment où elle se propose de devenir ses yeux. Cette transgression brutale, coupure dans le sang, … fait de ces deux êtres une seule chaire. Ils ne sont qu’un comme un mari et sa femme : c’est l’image d’un lien "conjugal". Or, n’est-ce pas une nécessité pour ce frère et cette sœur qui veulent supprimer la moitié maternelle de leur héritage génétique : en tuant leur mère, ils deviennent des demi-humains (et non des demi-dieux). L’arrivée d’Hamlet, autre Oreste, serait alors une vision trinitaire de la perfection de ces êtres en quête de fusion. D’ailleurs, le thème de la blessure oculaire est relié à celui du miracle. Leur orgueil les mène au supplice. II- De la lecture à l’écriture La lecture a fait surgir les émotions des élèves. Pour que ces émotions deviennent des sentiments dont ils puissent rendre compte et enfin des jugements, il faut qu’ils puissent formuler leurs représentations des différentes problématiques. Je leur propose de rédiger une pièce sur la pièce. Ce sera La divine Farce sur le modèle de La divine Comédie de Dante. Les personnages créés par mes élèves suivront leur guide, Cécile Ladjali, en Enfer, plus précisément à CaÏna. Dans les cercles infernaux, ils rencontreront les personnages de la pièce et pourront les interroger. Electre la rebelle : Comment elle parle à sa mère ? A. est un élève "qui vient d’une cité" comme il aime à le notifier. Il appartient à un groupe d’inséparables qui revendique au sein de la classe la seule vraie « culture banlieue ». Ce groupe a préféré l’étude de Viscéral de Rachid Djaïdani à celle du Rouge et le Noir. Il reçoit la pièce favorablement mais plus que le thème politique, ce qui l’interpelle est la thématique de la mère. Cette interrogation que provoque la lecture de la pièce l’amène à faire évoluer son groupe vers une autre culture… En effet, lorsque nous créons des personnages sur le modèle de ceux de Cécile Ladjali en atelier avec l’auteur, le groupe avait créé le personnage de Bob Marley rebaptisé après un long débat lotophage : LOTOPHAGE (avec une attitude déconcertante) Ouais, moi aussi, j’aime ma mère malgré son regard d’inquisitrice : depuis 16 ans, elle me supporte mais moi aussi ! La daronne, elle me dit : « Otto, tu me feras mourir avec ta cruauté et ta drogue ! » Ouais, moi, mon nom, c’est otto mais les potes, ils m’appellent lotophage parce que je mange du lotus ! (il rit bizarrement) Merde, je délire encore et j’ai plus de weed ! Si seulement, il n’y avait pas eu cette satanée descente, j’aurais pu me ravitailler et finir de lire mon livre. Putain, c’est un vrai dédale, ici, et il y a que des escaliers ! C’est une descente sans fin. (apeuré et tremblant) Je sais pas si je suis défoncé ou s’il y a vraiment cette bête bizarre mi homme mi taureau qui lance des groa, groaaah ! (il imite le minotaure puis demeure interdit) Oh, je vois des champs de lotus à perte de vue (se couchant sur le sol)… J’ai plus peur de la grosse bête, viens, joli matou ! Je veux rester aux enfers, c’est trop bien, la weed pousse même sur le bitume. C’est trop délire à Caïna, on voit la mort et le fou qui se promènent avec Fouad et ses chèvres et Electre fait pipi toute nue dans la piscine d’Hamlet ! A. s’interroge sur l’insolence d’Electre envers sa mère et sur la pire des accusations : "Hamlet dit à sa mère qu’elle pue" ! Le groupe va créer un autre personnage qui se pose comme le juge des amants irrévérencieux. Il s’agit du personnage de Djibril, l’ange Gabriel en arabe. DJIBRIL (comme un sage, angélique) : Qui ne peut admirer sa mère ? Celle qui vous met au monde. Elle a souffert pour vous faire naître, même si, des fois, elle vous gronde. Des fois, je me dis que, voilà, sans elle, je ne saurais que faire. Et mon père ? Il n’a jamais été ici. Moi, je vous le redis. Elever 8 enfants, 4 garçons, 4 filles, manger tous les jours des pates et du riz,… mais je la pardonne. Quand je réfléchis, entre tout ce qu’elle me conseille, je lui dois tout à cette merveille. Née dans un pays lointain, arrivée en France et mariée avec mon père. Tout ça, ce n’est pas de la romance. Plutôt arrangé ! Elle a eu du mal à nous élever entre les coups de mon père et ses enfants,… elle a choisi de vivre pour ses enfants. Dans l’Islam, on dit : « le paradis se trouve sous les pieds de sa mère ». Donc, en bref, j’aime ma mère. Plus que tout au monde, j’aime ma mère. Donc, en premier, j’aime ma mère ; en second, j’aime ma mère et en troisième, j’aime ma mère. C’est elle qui m’a baptisé, Djibril, d’un beau nom d’ange. Moi, je viens pour demander des comptes à Electre, la petite Palestinienne, qui ne respecte pas sa mère. Et Hamlet, le juif, lui aussi, il devra me répondre. Je les écouterai mais je les jugerai. Lors d’une rencontre avec Cécile Ladjali, le groupe de Djibril l’interroge au sujet des mères dans la pièce. Cécile ladjali évoque la personnalité très voluptueuse de Clytemnestre qui incarne davantage une amante qu’une mère. Elle insiste sur le fait que Clytemnestre a été l’objet d’un mariage forcé et elle explique aux élèves que ce que confie Clytemnestre à sa fille, c’est qu’elle est née d’un viol maintes fois répété. Dans les travaux d’écriture qui suivent, le groupe a évolué dans son jugement. DJIBRIL : (Agressif, offensif) Alors, c’est toi, Electre, la fille qui ne respecte pas sa mère ? La fille qui abhorre d’une haine viscérale Clytemnestre ? Ne démens pas ! Cécile Ladjali dit que tu as honte d’être sa fille. ELECTRE : (avec insolence) Oui, c’est moi ! Et, alors ? Ma mère n’a que ce qu’elle mérite. Elle a épousé Agamemnon, mon père. Elle est devenue reine ! Cela ne l’a pas empêchée de préférer Egisthe, mon oncle. Ce dernier a tué mon père, son propre frère, pour lui dérober sa couronne et sa femme ! Ma mère a souillé la mémoire de mon père en épousant son meurtrier ! Crois-tu qu’on puisse subir une telle injustice ? DJIBRIL : (interloqué) Certes, j’étais mal informé et peut-être as-tu raison… ma mère non plus n’avait pas choisi son mari. Elle n’a jamais connu l’amour. Comme moi, tu dois te dire que tu es née d’un viol maintes fois répété. De cette souffrance, tu as fini par apparaître dans les entrailles de ta mère. Quand ta mère te voit dans ta folie meurtrière, elle doit souffrir encore. Même si tu aimais ton père, tu ne dois pas tuer ta mère. Ce qui fonde la légitimité de Djibril, c’est qu’il a le même passé que les héros. Le personnage qui voulait en découdre, devient finalement un pacificateur. Il venait pour accuser et il devient didactique : il explique aux héros qu’ils doivent s’en remettre à la justice divine et il invoque la loi du Talion. En cela, le groupe remplit un des objectifs poursuivis car il réfléchit sur la pièce en utilisant une connaissance culturelle pour prendre de la distance avec ses émotions de lecteur spontané. Ce recours à la loi divine facilitera la réflexion sur le genre de la tragédie que je mènerai plus tard : la fatalité du destin des héros, voués à la mort par des dieux, est-elle envisageable dans une culture judéo-islamo-chrétienne ? Je m’appuierai sur les raisonnements de Georges Steiner sur le genre théâtral et sur la comparaison entre le conflit israélo-palestinien et une tragédie établie par Amos Oz. DJIBRIL : Arrêtez de vous prendre pour des héros ! C’est à Dieu de venger vos aïeux. Il va appliquer la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent ». Il va vous venger sans que vous ne fassiez rien. Si vous vous obstinez, Dieu va être obligé de vous sacrifier pour restaurer la paix. Vous allez finir comme Roméo et Juliette. HAMLET : Comme qui ? DJIBRIL : Des Italiens, c’est un peu comme les Israéliens ou les Palestiniens, d’ailleurs, ça rime ! Pour que naisse le dialogue entre l’œuvre et les élèves, il a fallu ouvrir un espace de réflexion sur le texte et cela a été rendu possible par le travail en atelier théâtral avec William Mesguich. III- De la lecture à la mise en scène L’atelier théâtre de William Mesguich : le jeu ou l’écart réflexif La mise à distance des émotions surgies à la lecture a été favorisée par le travail en atelier théâtral réalisé avec William Mesguich. Le metteur en scène a proposé à la classe des exercices adaptés à l’expression de leurs ressentis, puis, les activités ont provoqué l’analyse, l’interprétation de ces réactions spontanées. Enfin, il a déployé toute son énergie et ses ressources rhétoriques si bien que la classe a appris l’art de la nuance ! L’un des premiers exercices a consisté à raconter une histoire collective. Cinq élèves volontaires ont pris place dans l’espace scénique. Ils sont assis et découvrent la consigne : parler quand bon leur semble et construire une histoire collective. Après un moment de silence où toute la classe se demande si’il sera interminable, une voix se fait entendre. C’est Al. qui propose un remake de La Haine, le film de Kassovitz : un jeune banlieusard rate le dernier métro et déambule dans le Paris nocturne. Une des filles qui a accepté de participer à l’improvisation, tente de modifier l’errance solitaire du cowboy des temps modernes en introduisant un personnage féminin, une rencontre. Alexandre refuse qu’une étrangère ne s’immisce dans son histoire : le héros la congédie et l’histoire tourne en rond malgré les efforts d’A. pour aider son camarade. Plusieurs répétitions, le personnage n’évolue pas : il attend. William Mesguich interrompt l’improvisation et procède à une évaluation avec la classe – public. On note quelques expressions intéressantes, un certain courage. Les critiques fusent, notamment de la part des autres volontaires condamnés au mutisme. On déplore l’enfermement progressif du personnage, l’absence d’intrigue et William Mesguich insiste sur le caractère stéréotypé de cet environnement créatif : l’élève s’est retrouvé prisonnier de ses propres préjugés sur les jeunes de banlieue. Il n’est pas parvenu à se libérer des lieux communs ou des clichés. William Mesguich invite Al. et le groupe à être plus ambitieux dans leur créativité en incorporant plus d’éléments extérieurs. La deuxième tentative plus fructueuse est un moment dont je me souviendrai longtemps. Le groupe s’ouvre sur l’environnement extérieur… V. fait partie des volontaires et je lui ai donné une heure de retenue la veille car il a insulté une de ses camarades. Le nouveau personnage choisi par V. porte mon prénom. C’est l’histoire d’une petite campagnarde qui coupe des rondins de bois. Al. prend le parti de me défendre : à force d’acharnement, la campagnarde devient professeur de Français. Dire que mon avatar théâtral a failli rester perdu dans une forêt amazonienne ! L’improvisation devient une lutte pour mener l’histoire en deux sens différents. Le dialogue qui s’engage ne manque pas de piquant mais si l’histoire tient l’auditoire en haleine, le projet ambitieux n’est pas au rendez-vous : les émotions restent superficielles, exclusivement de l’ordre du rire, un rire plein de sous-entendus mais pas d’émotions moins mécaniques. Cependant, l’exercice met à jour les ingrédients nécessaires d’une bonne histoire : le jeu sur la polysémie, le questionnement qu’engage le texte et un doute stimulant quant à son interprétation. Une bonne histoire ne livre pas tous ses secrets. William Mesguich a prouvé aux élèves que l’étude du texte est une exploration sans fin. Son travail de metteur en scène illustre d’ailleurs cette interprétation libre des textes mais qui nécessite aussi le respect de l’univers de son auteur. Implicitement, il prouve qu’une lecture savante est la seule qui respecte l’œuvre sans s’y asservir. Le choix d’un personnage à multiples facettes semble également intéressant : il fallait bien redorer mon blason d’Amazonienne, moi qui préférerais tellement être une Amazone ! L’exercice qui suscitera l’émergence d’émotions surprenantes est celui de la lettre : Ph et Lu sont assis dans l’espace scénique et feignent de s’écrire une lettre. Ph choisit d’interpeller son camarade par un nom d’oiseau : « cher piou-piou, tu me manques pendant mes vacances, etc ». Lu saisit l’occasion de bons mots, répond sur le même ton : « toi aussi, tu me manques, même s’il a de nombreuses poules ici ». Les élèves de la classe rient mais ils sont aussi très troublés par l’implicite du texte qui suggère soit une relation entre deux oiseaux soit un échange entre deux hommes qui s'aiment. Dans l’exercice suivant, un élève rédige une lettre d’amour à sa femme qu’il aime depuis 15 ans. L’idéal amoureux est décliné montrant les aspirations des adolescents toujours désireux de vivre un amour à la Roméo et Juliette. Cet exercice prépare l’étude du dénouement de la pièce où Hamlet reçoit une lettre d ‘Electre. L’exercice et son évaluation menée par William Mesguich avec la classe entière permet de définir la force d’émotions même factices sur le spectateur. William Mesguich est parvenu à retourner l’opinion première de la classe. La classe ne voyait pas comment le théâtre pouvait être engagé. A présent, il mesure que prendre la parole en public implique une prise de risque égale à la réaction des spectateurs que des émotions vont traverser. Ces paroles ne sont pas anodines et on ne peut donc pas dire n’importe quoi. Il faut avoir conscience des implications qui découlent de cette énonciation publique et pourquoi pas politique. Un ultime exercice a permis de montrer que l’interprétation d’un texte s’appuyait sur ce qui est écrit mais aussi sur ce qui est suggéré. L’implicite d’un texte est difficile à percevoir mais surtout, il donne souvent lieu, chez les élèves, à des interprétations erronées par trop de fantaisie. William Mesguich a proposé aux élèves de mimer les bruits de l’Enfer. Six élèves sont dans l’espace scénique et la première tentative échoue. Puis, Ale inaugure un sombre grognement, Ar entonne une ritournelle obsédante, L-A crie par intermittence, chacun trouve une idée et nous avons la chair de poule ! Il n’est pas nécessaire de tout dire et la mise en scène suggère l’interprétation que nous faisons d’un texte. Cet exercice sera réinvesti dans une des scènes rédigée par les élèves : la didascalie annonce « les bruits de l’Enfer ». TEXTE DES ELEVES: SCENE 1 : l’arrivée aux Enfers [1] Cécile Ladjali (personnage imaginé par les élèves), Philémon, Djibril, Héraclès, Alice, Œdipe en Caïna. (Des bruits effrayants évoquent les souffrances des suppliciés. Un groupe de lycéens entrent sur la scène qui représente un désert. Cécile Ladjali les attend pour les guider comme Virgile l’a fait pour Dante dans les cercles des Enfers.) Cécile ladjali : Holà ! Qui êtes-vous, jeunes gens qui osez entrer dans le domaine d’Hadès et de Perséphone, dans l’enfer de CaÏna ? Que venez-vous chercher dans mon enfer ? Par la suite, Les élèves doivent présenter une improvisation sur les bruits du paradis. La conclusion est qu’au Paradis, c’est le silence qui doit régner ! L’improvisation est moins probante. Ces exercices mis en œuvre et évalués par William Mesguich ont amené les élèves à prendre conscience du pouvoir des mots et de la magie inhérente au non-dit dans la communication verbale. Non, il n’est pas nécessaire de tout dire car on peut s’appuyer sur les capacités de réflexion du public, on peut même stimuler ces capacités en faisant impression sur le spectateur, en créant ses émotions, en les faisant varier et en l’accompagnant dans la construction du sens. Le texte n’est pas sidération mais art de la nuance. Les exercices ont relié émotions et intellect, rendant la compréhension plus humaines et les émotions moins fantaisistes. Les élèves touchent du doigt une conception apaisée et unifiée de l’homme qui n’est ni ange, ni bête ! L’interprétation d’un texte est donc transmission à un public de valeurs communes à partir d’idées partagées. En ce sens, le théâtre est authentiquement politique et philosophique. La richesse de ces expériences en atelier a effectivement une implication politique. En effet, il s’agit tout de même dans ce projet d’aborder la problématique épineuse de la guerre qui déchire le Proche-Orient. Il est d’autant plus important de montrer à nos élèves qu’une prise de parole hâtive sur ces événements, court le risque d’être injuste, erronée et inutilement polémique. Au préalable, il faudrait se documenter, s’imprégner des cultures en présence et éviter les amalgames. Les élèves abandonnent l’idée de trouver une solution au conflit ou de stigmatiser la violence. Peu à peu, ils comprennent que la tolérance n’est pas un renoncement aux valeurs, ni la relativité acceptée des principes mais au contraire une démarche active pour définir l’altérité. Etre tolérant, c’est le respect de l’autre et non son acceptation naïve. Comme dirait Amoz Oz : « il n’y a pas de bons ou de méchants ». Ce sont des hommes qu’il faut rencontrer sans les réduire à des clichés qui satisfont nos représentations personnelles. Une étude comparée des poésies juive et palestinienne fait la part belle aux similitudes de ces peuples souffrant parce que « la Terre est étroite » (Cf. Recueil de Mahmoud Darwich étudié en classe). Une poésie écrite par un groupe d’élèves illustre cette prise de conscience au fil des mois. Il s’agit d’un poème prononcé par le personnage de Djibril que nous avons présenté précédemment Scène 2 : Le chœur : Djibril en coryphée. Djibril Je suis Djibril, le bon, le sage, le fidèle, L’Ange des Musulmans, l’incarnation du bien, Mon peuple est ravagé, priant Dieu et le ciel, Ayant perdu espoir, nous n’attendions plus rien.[2] Tu es Palestinienne, l’aveugle incomprise, La Princesse d’Agamemnon, sa vie compliquée, Ta seule mère te nie et ton père décédé Porte le malheur dans toutes tes entreprises.[3] ... Nous vivons trop d’horreur, hissons le drapeau blanc.[4] (Djibril s’entoure d’un drap blanc comme de la toge d’un juge.) IV- De l’improvisation au débat Débat en Sorbonne le 2 avril 2008. Lors de la préparation du débat, Jonathan avait l’idée de demander à partir de quels mythes, Cécile ladjali avait créé sa pièce… Tôlé général dans la classe : « Il est trop débile, lui, t’as pas lu le titre ! ». C’est dans ces moments d’effervescence adolescente qu’un professeur mesure ce que signifie la compassion… Je demande à Jonathan d’expliquer pourquoi il voulait poser cette question. Jonathan avait à l’esprit la dédicace du livre à Mahmoud Darwich. Il avait le souvenir d’un cours sur Chronique de la vie palestinienne : Mahmoud Darwich a rédigé un poème sur son père où apparait le motif du puits. Or, dans la pièce, Leïla se demande si elle va mourir dans un puits. Jonathan se demandait si cette histoire pouvait être assimilée à un mythe. Il ajoutait aussi qu’il avait trouvé que Cécile Ladjali aimait bien parler de Mahmoud Darwich. En effet, elle en avait parlé à chacune de ses venues. La réaction de la classe est mitigée : en effet, à quoi bon poser une question si on a déjà en tête ce que contient la réponse. Je profite de l’occasion pour définir ce qu’est un débat : ce n’est pas un dialogue à sens unique mais bien un échange intellectuel où le sens se construit au fur et à mesure des interventions. J’explique aux élèves qu’à présent, comme ils ont étudié la pièce, ils peuvent prendre la parole comme des savants et apporter des connaissances au public présent lors du débat. Ils me regardent avec suspicion… J’insiste : les interlocuteurs vont faire valoir leur point de vue tour à tour et sans doute que des personnes se fâcheront, changeront d’avis lors de la soirée. Les élèves restent cois. Parfois, c’est agréable, un peu de silence ! J’encourage J à reformuler sa question. Avec l’aide de ses camarades, la question devient : « Nous avons vu que la pièce s’appuie sur l’Hamlet de Shakespeare et sur l’Electre de Sophocle ou de Giraudoux. Y a-t-il d’autres mythes qui vous ont inspirée ? Je pense notamment à la dédicace à Mahmoud Darwich. » L’histoire se finit bien car J est parvenu à poser sa question lors du débat. [1] Scène rédigée par l’ensemble de la classe répartie en groupe de cinq élèves. [2] Strophe rédigée par Nhicolas F et Léonard T. [3] Strophe rédigée par Harold S et Victor P. [4] Strophe rédigée par Nhicolas F et Léonard T. Comments are closed.
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AuteurChristelle Abraham Valette Archives
October 2013
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