DAEWOO de François BON en Première Scientifique.
I- UN HORIZON DE LECTURE
INDISCERNABLE : PREMIERE LECTURE.
II- ETUDE DES ENTRETIENS.
III- SUJET D’ECRITURE ROMANESQUE POUR LES ELEVES.
RESUME ET INTRODUCTION :
Comme le précise François Bon dans son entretien avec Sylvain Bourmeau pour Les Inrockuptibles, le roman Daewoo ne donne pas l’impression d’avancer sur « un terrain nouveau ». En effet, François Bon précise que Balzac auparavant écrivait déjà « des études sociales ». D’ailleurs, le roman renvoie également à Germinal de Zola. Toutefois, la particularité du roman de François Bon est qu’il ne pose pas l’identité d’un stéréotype : l’ouvrier. Au contraire, il illustre la perte d’identité de l’individu « ouvrier » tout d’abord et de la classe sociale qu’il représente ensuite. Pour les élèves, cette lecture de Daewoo suit l’étude de Germinal, qui a permis d’aborder l’univers des personnages naturalistes, donc aussi la représentation et les mythes d’une identité socio-professionnelle. Notre étude de Daewoo devrait permettre aux élèves de cerner ce qu’est le « roman » de François Bon, à partir d’horizons d’attente différents : ceux du procès, de la presse, de la sociologie, enfin celui de l’art romanesque réaliste et naturaliste, travaillé par les mythes.
Ainsi, dans cette étude, nous allons commencer par nous interroger sur les entretiens qui sont cités dans le roman. Ces entretiens seront étudiés avec les élèves dans le but de leur faire rédiger un sujet d’invention sur la condition lycéenne aujourd’hui (les écrits des élèves seront placés en annexe). L’objectif est d’amener les élèves à mesurer les différentes composantes du personnage romanesque, être de papier ou stéréotype dont les pieds sont souvent ancrés dans le réel pour pouvoir s’élever plus aisément dans les étoiles et faire porter loin son message atemporel et mythique. D’un point de vue plus pratique, ce projet vise à revaloriser aux yeux des élèves une population dont les valeurs sont celles de l‘effort et du travail. L’objectif est de montrer en quoi cette attitude humble est aux origines même de notre civilisation et de toute Humanité (Cette première étude débouchera d’ailleurs sur une étude des mythes dans le roman).
I- Commencer à lire Daewoo, c’est donc s’interroger sur le genre de ce que François Bon intitule roman. À première vue, nous pourrions considérer Daewoo comme le roman d’une dénonciation sociale. À travers les dures conditions économiques du monde contemporain, Daewoo montrerait la dissolution du monde ouvrier, sa déchéance et son anéantissement dans le monde sans pitié de la productivité et de la rentabilité. Le roman dessinerait alors une conception du monde (roman de mœurs) et de l’Histoire (roman Historique). Le romancier exposerait des exemples de cette population en souffrance. Il pourrait s’agir d’un discours judiciaire émanant du romancier engagé.
Cependant, cette première lecture du roman est superficielle et dans une première partie, nous exposerons quelques dysfonctionnements qui naissent pour le lecteur qui recherche une dénonciation par le romancier. Cette méthode de lecture « dysfonctionnante » rappelle d’ailleurs celle du lecteur avisé de Rabelais (cité en exergue à Daewoo). Nous examinerons :
- l’échec de la lecture sociologique et journalistique.
- le rôle de la répétition de la mise en garde et de la propension foisonnante au pacte de lecture par le romancier identifié à François Bon.
- le dysfonctionnement des règles de la rhétorique judiciaire qui, traditionnellement, pour définir une injustice commise, doit pouvoir évaluer le préjudice subi par la victime et l‘intention néfaste de l’agresseur.
II-La lecture est plus concluante si les propos des ouvriers ne sont pas réduits à des outils argumentatifs instrumentalisés par le romancier dénonciateur. Les mots des ouvriers sont mis en scène de manière à révéler le sens profond de l’identité de cette classe sociale qui devient emblématique de l’Humanité. François Bon ne considère pas le langage ouvrier comme un idiolecte mais bien plutôt comme une langue ayant sa propre définition, ses propres règles et révélant un système de valeurs fondamentales. Pour préciser cette hypothèse, disons qu’il serait faux de penser que l’ouvrier parle « mal », que sa syntaxe est une façon obscure de formuler une pensée qui aurait pu être énoncée clairement d’une autre manière par un être plus cultivé.
Nous allons donc étudier la mise en scène et les structures de la parole ouvrière comme une langue noble, littéraire et révélatrice d’une vision du monde. Pour ce faire, nous montrerons que l’enchaînement des entretiens dans le roman crée une progression argumentative proche de l’anamnèse c’est-à-dire d’une forme héritée de la pensée religieuse hébraïque où les souvenirs et les événements concrets remplacent l’expression d’une idée. Nous étudierons les procédés de déplacement et de condensation de sens suivants :
- Le baroquisme et la figure d’abstraction comme élaboration d’un langage ouvrier : sorte de captatio benevolentiae où la parole ouvrière est définie comme dans un pacte de lecture.
- La remotivation du vocabulaire comme tactique de reprise des arguments adverses (antanaclase).
- La répétition des motifs au sein des entretiens comme une forme d’insistance justifiée qui s’oppose à la battologie oiseuse des politiques, du patronat et des journalistes du point de vue ouvrier.
Ces procédés permettront de révéler la force de la parole ouvrière, de dévoiler l’essence et l’identité d’une classe sociale qui voit au-delà des apparences pour ramener à l’essentiel. Nous qualifierons cette forme d’anamnèse.
NOTA BENE :
Pour mettre en évidence la radicalité de la parole ouvrière, l’étude sera suivie ultérieurement d’une réflexion sur la dimension mythique du roman (courant mai). C’est dans cette deuxième partie que seront évoqués l’art poétique de François Bon, la porosité des genres romanesque ou théâtral et les mythes à travers le roman Daewoo.
I-UN HORIZON DE LECTURE INDISCERNABLE : PREMIERE LECTURE.
1 – une apparente invitation à la lecture sociologique et journalistique.
L’écriture de type journalistique :
Lors de la première lecture, influencée par l’actualité et le titre, le lecteur jette sur le roman un regard interrogatif : il cherche à connaître les ressorts de l’affaire Daewoo. Le texte peut apparaître comme une explication où des passages de type journalistique suivent les protocoles d’écriture de l’enquête sociologique. C’est ainsi que le lecteur interprète la présence de phrases courtes et elliptiques, percutantes comme celles d’un journaliste qui veut imprimer sa marque dans l’esprit saturé d’informations du spectateur de JT. Le spectateur entre dans le roman avec des savoirs et il est capable de combler les ellipses et de comprendre les allusions. Ensuite, viendront les passages plus consistants qui livreront les coulisses de l’affaire. Cet approfondissement successif est la démarche traditionnelle utilisée dans les écrits de presse. Toutefois, les rouages de l’affaire sont présentés dans les premiers chapitres et ne s’ensuit qu’une simple répétition des mêmes idées dans la suite du roman. L’approfondissement journalistique n’est pas le principe qui guide la lecture de ce roman. La lecture journalistique dysfonctionne.
L’écriture de type sociologique :
Les entretiens qui jalonnent le roman empruntent le modèle de l’enquête sociologique. Le lecteur se réfère alors à un horizon d’attente empreint d’objectivité et de scientificité. Après l’échange, il attend l’analyse des données, les analogies et la synthèse. Au lieu de cela, François Bon décrit les lieux de ses pérégrinations souvent guidées par le même hasard que celles du « Jacques » de Diderot !
« Au voyage suivant, j’étais remonté à Longwy, mais cette fois avec ma voiture personnelle. Plutôt que de revenir par Metz et Nancy, où d’habitude, je ramenais la Peugeot du théâtre, j’avais passé la frontière du Luxembourg puis celle de la Belgique. De Longwy à Givet, où était l’ancienne usine Cellatex, on traversait trois frontières et deux pays, mais c’était quasiment la route à vol d’oiseau… », p.116.
L’horizon d’attente sociologique est déçu, ce qui fait signe au lecteur : il doit changer de perspective. La parole importante de ce roman n’est pas celle du narrateur qui s’efface en la personne de l’auteur mais bien celle des personnages, en l’occurrence, les ouvrières.
2- une écriture romanesque qui procède par dysfonctionnement : le pacte de lecture réitéré.
Le lecteur achoppe dans sa démarche de lecture pour peu qu’il cherche la facilité. Les élèves sont d’ailleurs assez déroutés lors de la lecture personnelle qui leur est demandée. Certains s’en tiennent à recopier le nom des usines, les dates et autres éléments factuels dans leur petit carnet de lecture. Ils savent cependant qu’ils ont manqué la visée du roman. D’ailleurs, ils évoquent les phrases de l’auteur qui fixent un pacte de lecture :
« Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses… », p.9.
« Faire face à l’effacement même », p.9.
« Vouloir croire que tout cela qui est muet va dans un instant hurler, que l’Histoire ailleurs a déjà repris et qu’on ferait mieux de suivre, plutôt que de revenir ici côté des vaincus », p.9.
Les différents extraits journalistiques et sociologiques du roman présentent le constat brut de la déchéance de l’ouvrier mais ils suggèrent aussi une autre dimension de lecture : le lecteur doit accepter de procéder par dysfonctionnements successifs. Si l’écriture de ces passages rappelle le style journalistique ou sociologique, leur réapparition comme un leitmotiv dans le roman, laisse supposer que ces passages ont un autre sens : le romancier veut donner à voir l’Histoire du côté des vaincus c’est-à-dire la part invisible de l’Histoire telle qu’elle transparaît dans les médias. L’utilisation des textes journalistiques sur l’affaire Daewoo n’est donc qu’un contrepoint à l’écriture du roman. C’est manquer l’œuvre que d’en faire l’objet d’analyse du romancier. Le romancier place ces textes à l’entrée du roman pour mettre en lumière leur incomplétude. Des textes à teneur journalistique et sociologique n’émane aucune présence. Le roman se propose au contraire de rendre le vécu de cette Histoire. Il procède donc à une sorte d’épiphanie. Il commémore le désastre qui touche des individus au lieu de tenir une chronique économique. Cela justifie la place importante allouée aux entretiens avec les ouvrières dans Daewoo. Les entretiens qui s’offrent à première vue comme des textes explicatifs sont en réalité les textes qui résistent le plus à l’interprétation du lecteur. La mention de Rabelais en exergue, ainsi que les différents intertextes soulignent notre irréductible ignorance concernant la vie des autres Hommes.
« Et là commençay à penser qu’il est bien vray ce que l’on dit, que la moitié du monde ne sçay comment l’aultre vit. François rabelais, Pantagruel, 1532 », dédicace de Daewoo.
Une fois ce présupposé mis en place, l’auteur livre sa vision du monde, son expérience et son jugement : François Bon explore « la diffraction des langages » (p.11) modernes pour montrer combien les puissants du monde libéral sont impersonnels et inexistants ; ils n’existent que par le biais de discours médiatiques ou de politiques managériales internationalisées. Pas de patrons ennemis comme dans Germinal mais une entité illusoire, « Daewoo » en coréen signifie « vaste univers » et le roman se termine sur le démantèlement de ce nom, lettre par lettre. Il n’y a pas concrètement d’agresseur ou d’oppresseur. Cette absence, cette terrible vacuité rend toute rhétorique judiciaire inopérante ; on peut constater les préjudices subis par les ouvrières mais il est impossible de nommer l’injustice ou d’évaluer si le crime était intentionnel puisqu’il n’y a pas de responsable ni de coupable ! Dans ces conditions, comment rechercher les causes d’une telle injustice ? Tout discours de dénonciation est rendu inopérant. Le roman Daewoo ne peut être un roman de la dénonciation.
En réaction à cette situation qui lui imposerait le silence, l’auteur nous rend attentif à l’irréductibilité des signes dans notre monde saturé de « marques ». Il abandonne les apparences du monde moderne envahi par les conventions de la politique managériale des leaders pour tenter de percevoir l’espace – réduit – occupé par les vaincus du système : anciens ouvriers et nouveaux chômeurs. Il apparait alors clairement que la réflexion sur l’identité ouvrière est indissociable d’une réflexion sur l’écriture romanesque. L’art poétique devient quête d’une part d’humanité, entreprise historique. La recherche littéraire devient exploration d’une vision du monde : les mots sont alors les arguments qui donnent à voir ce qui nous échappe : la restitution du réel, la transformation du présent en Histoire, ou de l’Histoire en présent.
Pour parvenir à ce résultat, François Bon nous présente les lieux, le cadre spatio-temporel, en insistant sur les volumes géométriques et les surfaces de couleurs. Pour échapper à la profusion des significations, il en revient à la matérialité du monde et à sa perception grâce aux normes fondamentales : l’espace, le concret. C’est dans ce cadre défini par le romancier que prennent place les entretiens des ouvrières. Dans ces conditions, le romancier présente un nouveau discours judiciaire où les victimes expliquent elles-mêmes les causes de leur préjudice devenu quasiment un châtiment sacrificiel. C’est ce que va montrer l’étude des entretiens. La particularité de François Bon est d’envisager un problème sociologique depuis une perspective plus humaniste. En retranscrivant les entretiens auxquels il a procédé lors de la préparation de son roman, il prend soin de mettre en relief le caractère individuel de la parole échangée. Pour observer cette langue ouvrière, il est possible de proposer aux élèves comme entrée dans l’entretien l’étude d’une figure de style.
II- ETUDE DES ENTRETIENS
1- L’entretien de « celle qui parle d’inquiétude inquiétude », p.26, (Fameck) : le baroquisme et l’abstraction.
DEFINITION DE LA FIGURE :
La figure de l’abstraction est un procédé du baroquisme dont Maupassant se moquait en fustigeant les Goncourt, « ceux qui font tomber la pluie et la grêle sur la propreté des vitres » (Préface de Pierre et Jean). Dans le roman de François Bon, ce qui est surprenant, c’est que cette figure n’entraîne pas de préciosité du style. Au contraire, l’abstraction apparaît ici comme une simplification du réel, un retour aux sources des émotions vraies de l’être livré à lui-même dans un espace intime (chômage oblige !).
ETUDE DE L’ENTRETIEN :
Le passage le plus emblématique de cette pratique se situe dans le chapitre intitulé « Entretien : de l’incendie Daewoo Mont-Saint-Martin, et de l’angoisse au quotidien ». Au fil des pages, le mot-clef du titre de ce chapitre n’est plus « incendie » mais « angoisse » : le fait est commémoré pour évoquer un ressenti. Ce déplacement vers une émotion en partant d’un fait d’actualité montre la volonté de l’écrivain de mettre en lumière le ressenti d’un individu plus que l’historique des faits. Ce n’est pas l’objectivité qui prime dans cette écriture.
Le passage commence par une phrase elliptique : « et maintenant, plus rien à faire. ». Il est manifeste que pour l’ouvrier, l’angoisse se formule déjà par la mention de l’absence de toute action. La phrase se présente alors comme une réflexion sur la définition et sur l’étymologie du mot « ouvrier » :
DEFINITION / ETYMOLOGIE : (Dictionnaire Historique de la Langue Française – Le Robert)
« Ouvrier » signifie dès 1155 : « personne louant ses services moyennant un salaire et effectuant un travail manuel ». L’ouvrier est donc d’une part, un homme de peine, un travailleur et d’autre part, un salarier qui reçoit de l’argent. Jusqu’au XVIIIème siècle, le mot peut tout aussi bien désigner un artisan qu’un artiste. Ces sens s’appuient sur l’étymologie « opera » qui donnera « œuvre » et « opéra » (notons que l’opéra comme théâtre chanté n’est pas absent de Daewoo). C’est au XIXème siècle que ce mot est contaminé par la Révolution Industrielle avec l’apparition du prolétariat. On distingue alors les ouvriers agricoles, les ouvriers d’usines et vers 1930, les ouvriers spécialisés (O.S.) ouvrier sans qualification recevant un salaire de manœuvre.
REMARQUE : La lecture de cette définition montre que le mot a évolué en perdant des sens possibles au détriment de l’image de l’ouvrier.
Si l’ouvrier est celui qui œuvre, qui fait des ouvrages, alors il est manuel. Cela se confirme dans la suite de l’extrait :
« Les problèmes qui pourraient venir, les mains vides, et la tête pas si forte ».
Dans cette nouvelle phrase elliptique, l’auteur fait un parallèle entre « les problèmes » et « les mains vides ». Ensuite, l’évocation des « mains vides » entraîne presque de manière causale la faiblesse de « la tête ». Si l’ouvrier se définit par ses mains, c’est l’inoccupation de ses mains qui engendre son mal-être cérébral. Le lien entre les mains, métonymie du corps, et l‘esprit, se manifeste ici et est développé dans la suite du texte. En effet, nous remarquons l’importance du corps dans le propos de l’ouvrière. Tout d’abord, elle se situe dans l’espace pour introduire son raisonnement : « je suis à la fenêtre de ma cuisine ». L’ouvrière a besoin de se localiser dans un espace précis pour pouvoir définir ensuite son idée abstraite. Par la suite, elle développe des comparaisons pour nommer son ressenti, pour étoffer le mot « angoisse » qu’elle trouve inopérant pour qualifier sa situation. Tout d’abord, elle affirme :
«Il me semble que c’est un courant d’air ».
Le choix du « courant d’air » met en relief l’invisibilité de ce qu’elle veut énoncer. Ensuite, elle use d’expressions vagues :
« quelque chose qui pourrait, le temps de rien, se faire vent et vous emporter peut-être ».
Le « vent » se superpose à l’idée de « courant d’air » pour insister sur la transparence de son mal-être. Son angoisse ne se voit pas. Elle insiste ensuite en mimant tous les gestes qu’elle faits pour essayer de toucher, de rendre sensible son angoisse.
« Je me retourne brusquement, je mets les mains, là, par terre, ou là, contre la vitre, non il n’y en a pas, de courant d’air. ».
Ce sont ses mains qui cherchent à capter et à dire son expérience du chômage. Par des réflexes de sa condition, l’ouvrière cherche à dire le mal-être de son chômage par des gestes et en utilisant ses mains. Par ce biais, elle tente d’expliquer ce que signifie être « désœuvré ». Dans cet entretien, l’ouvrière est en situation paradoxale puisque la femme de l’ouvrage, de l’œuvre, nous a expliqué ce que signifie « être sans action ». Dans ces conditions, elle se retrouve dans l’incapacité de livrer son émotion. Des phrases étranges apparaissent comme : « c’est cela je dis l’angoisse ». Suit une autre tentative.
« Des fois, dans la gorge, l’impression d’une boule de laine à avaler, qui ne laisserait plus rien passer. »
Cette comparaison avec un élément du corps est également un recours aux sensations pour exprimer sa situation. Elle ajoute plus loin « ça vous prend dans la tête ». La présentation du corps de l’ouvrière suit le mouvement ascendant depuis ses mains jusqu’à sa tête, soulignant ainsi le lien irréductible qui relie ces deux entités dans le corps de l’ouvrière. Cela se termine par la mention de l’incapacité dans laquelle se trouve l’ouvrière de parler : « une langue que plus personne ne comprend ».
L’angoisse de son désœuvrement est donc un ressenti qui touche son corps et son esprit et qui ne peut être verbalisée. L’ouvrière privée de ses mains est aussi privée de sa langue ! Ce dépouillement entraîne la dissolution de l’identité de cette ouvrière puisque nous remarquons qu’elle n’emploie pas du tout le pronom personnel « je » et préfère se cacher derrière le pronom indéfini « on » : « On parle aux copines, aux gens, on essaie d’avoir sa voix de tous les jours ».
A partir de ces remarques, le texte ne peut plus être reçu comme une enquête sociologique. Il révèle une expérience existentielle trop forte. En outre, si l’on observe plus minutieusement le propos de l’ouvrière, on repère les procédés du baroquisme : c’est l’abstraction qui prévaut dans ses dires.
« Je suis à la fenêtre de ma cuisine, il me semble que c’est un courant d’air »
Cette citation au rythme particulier fait étrangement sonner le présentatif « c’est ». Habituellement dans le roman, la mention d’une personne à une fenêtre permet d’embrayer sur un point de vue interne qui présente un panorama. Ici, comme Flaubert avec ce type de formule, François Bon introduit un décalage. Le « courant d’air » prend des airs abstraits et énigmatiques : il s’agit de son angoisse mais aussi de ce qu’elle voit. Elle contemple alors ce qui est invisible. Son angoisse est hors d’elle-même comme elle-même, l’ouvrière- est dépossédée de son être par le désœuvrement.
S’ensuit une dislocation du personnage qui perd tout ancrage et tout référent. Cela s’exprime dans des visions cauchemardesques :
« ou bien que la chose la plus grave serait d’être séparée de vos proches, vous vous teniez la main, et plus moyen de savoir où ils sont passés ».
Mais surtout, cela culmine dans l’évocation du regard de l’autre :
« Peut-être que quelque part, on se dit ça, que les ouvrières leur destin est d’être ouvrières ».
L’identité perdue de l’ouvrière ne peut être retrouvée par un appel à l’extériorité. Aucun référent du monde ne peut réinvestir l’ouvrier de son rôle car la société méprisante réduit l’ouvrier à ses « mains », à sa mécanique et lui dénie toute pensée, toute angoisse. Cela rappelle la méchante formule « ouvrier spécialisé » qui désigne un ouvrier sans formation qui utilise une machine qui, elle, est spécialisée !
Le romancier souligne l’injustice de ce préjugé en rapportant les propos de l’ouvrière. En effet, l’angoisse est étymologiquement, ce qui est étroit, serré. Elle définissait donc à l’origine un lieu. Or, l’ouvrière en donne une parfaite traduction en usant de la comparaison de la gorge obstruée. Ne parle-t-on pas également, d’angine ? Le corps délivre alors un langage plus direct, plus premier que le langage. L’ouvrier qui possède l’intelligence des sens et du corps est donc un médiateur plus sûr de la signification invisible du monde. Il est délivré des affres de la communication qui affecte les intellectuels qui seraient rendus confus après l’édification de la tour de Babel (p.11).
D’ailleurs, les propos de cette ouvrière peuvent être rapportés à l’expérience de Descartes dans les Méditations métaphysiques : elle se demande si ce qui constitue la misère de son vécu est bien réel : elle ne peut le toucher puisque c’est un courant d’air… mais elle peut confirmer la présence de cette angoisse dans sa pensée. Devant la béance et la vacuité qu’explorent ses mains, elle découvre la nécessaire vérité de l’angoisse existentielle. De même, la métaphore de la « vie tapis-roulant » peut être rapprochée, dans une certaine mesure du « mythe de la caverne » de Platon.
Les dysfonctionnements grammaticaux et syntaxicaux qui ornent les propos des ouvriers ne sont pas les marques de l’objectivité d’une enquête sociologique. Ce ne sont pas non plus les idiolectes des romans naturalistes. Ils expriment un niveau élevé d’appropriation de la langue par la classe ouvrière. C’est un retour aux sources du langage qui dit l’être au-delà des représentations sociales. Dans ces conditions, le langage dans le roman est touché d’abstraction : l’émotion domine l’extrait et la tonalité pathétique culmine ce qui met le lecteur mal à l’aise. C’est une amorce du discours délibératif dont nous allons voir le déploiement dans le roman.
RETOUR SUR L’OUVERTURE DE L’ENTRETIEN :
L’émotion affecte le contenu de cet entretien et indirectement, il semble que l’ouvrière évoque cette conséquence de son témoignage en faisant référence à l’incendie de l’usine de Mont-Saint Martin : La thématique du feu peut aussi être envisagée comme un trait de baroquisme. Il semble que l’ouvrière place au début de son discours un art poétique pour expliquer le sens de sa prise de parole.
« Le feu, alors, tu le portes pour longtemps dans la tête. Le bruit que cela fait, avec des boums et des cracs. Dedans, ils ont dit que les bouteilles de gaz explosaient, et les citernes de produits. Alors, pendant des nuits, dans le noir de ta chambre, tu vois encore ces flammes bleues, ou vertes, ou rouges : une usine flambe pas avec des flammes jaunes, des flammes normales. Ou tout d’un coup plus rien, et puis c’est le mur de fer qui se tord, qui se déplie comme une matière molle, se rétracte sur lui-même, et puis rien qu’un squelette dans le noir. Moi toute seule, dans la chambre, j’appelle ça la photo. »
Au-delà de cette prétendue maladresse dans l’évocation d’un traumatisme (absence d’adverbe introducteur de la négation, répétition superflue de groupes syntaxiques…), l’ouvrière indique en fait comment elle va exprimer la réalité de sa situation. En effet, la « photo » n’est-elle pas un instantané du réel, un coup d’œil sur ce qui a existé ? Elle montre que les faits qu’elle a vécus sont loin d’être anodins : « une usine flambe pas […] avec des flammes normales ». La disparition de l’usine s’impose comme un événement qui fait date, un événement historique. La vision baroque de la torsion du mur de fer connote la révélation de ce qui était caché par le mur. Apparaît un déploiement, une condensation et finalement ne subsiste que l’essentiel : le squelette. Cette métamorphose baroque du mur est comme une métaphore de la parole de cette ouvrière qui pratique une torsion du langage pour en extraire l’essence abstraite de son vécu. Cette esthétique baroque de la phrase introduit une autre vision du monde économique. La destruction de l’usine est avant tout un symbole de la disparition de travail qui constituait auparavant l’essence de l’ouvrier. Comme l’usine, l’ouvrier est dépouillé de sa fonction et il n subsiste que son squelette, la culture que nous allons trouver définie dans un autre entretien.
Par ailleurs, notons que l’ouvrière esquisse une définition du point de vue omniscient par cette comparaison de la photographie. Bon reprend cette perspective en écrivant : « regardez la ville en surplomb (je pensais à une ville en surplomb), et toute cette perspective du monde que votre communauté rassemble quand bien même ici sur la vieille route des mines et de l’acier ». Il s’agit bien comme l’exergue l’a précisé de montrer que « la moitié du monde ne sait comment l’autre vit (Rabelais).
2- Entretien avec Audrey K. (p.43) : La remotivation des mots, procédé du discours judiciaire :
METAL
Dans l’entretien étudié précédemment, l’ouvrière mentionnait la déformation du métal. Nous retrouvons implicitement le thème du métal dans l’entretien d’Audrey K.. Nous allons voir comment cet entretien réactive chaque sème compris dans le mot « argent ». Le lecteur assiste alors à une torsion de ce mot qui se déploie dans un champ lexical et se condense en un sens tragique pour faire apparaitre l’essentiel.
ARGENT
Tout d’abord, réunissons les différentes isotopies du mot :
« Argent » est un mot issu du latin « argentum », le métal. Ce mot dérive de « arguus », « éclat, blancheur » d’où vient le mot « arguere », « faire briller, éclairer » et puis au figuré, « démontrer, convaincre » d’où le français « arguer » et « argument ». Dans le texte, l’argent se transforme en un argument qu’il nous faudra reformuler.
DECOMPTE
Le champ lexical de l’argent comme monnaie est visible dans le texte. Notons que « Gamberger », mot d’origine incertaine, peut venir de « gomberger » qui signifie « compter » ! Il est donc à inclure dans le champ lexical de l’argent. La virulence de cette obsession du décompte est soulignée par l’émergence de mots valises du type « électricité gaz eau téléphone avec TVA » : l’absence de ponctuation crée un rythme de prononciation qui fait s’accroitre ce mot angoissant comme une fatalité monstrueuse. La folie guette l’esprit de l’ouvrière prise au piège de l’argent. Son éclat est aveuglant : « le petit plaisir qu’on s’offre, une fringue, un cinéma, et une fois qu’on compte on ne l’ose plus ». Au pathétique de l’extrait sur la pauvreté, s’ajoute une dimension tragique car il est question de folie, de vengeance aveugle du destin sur des victimes innocentes. Cela est manifeste dans l’emploi du mot « payer » dans cette question indignée.
« Elles aussi, mes gamines, pour Daewoo elles doivent payer ? »
ARGUMENT :
Ici, il n’est plus question d’argent mais d’expiation comme dans une tragédie où les héros sont voués à une mort sacrificielle. Or, le mot « payer » vient du latin « pacare » qui signifie probablement « pacifier, faire la paix ». C’est cette connotation qui permet la formulation de son argument. Elle montre que le monde réclame le sacrifice de l’ouvrier comme une nécessité de l’ordre nouveau de l’économie libérale. Cette phrase anodine fait émerger l’indignation de l’ouvrière qui fait le constat de la situation actuelle de notre monde. Sous couvert de raconter son quotidien, elle argumente pour montrer l’archaïsme d’une société qui se dit civilisée mais qui ne conçoit de transitions qu’en accordant un sacrifice humain. Elle pose la question de la légitimité de cette civilisation obscurantiste qui rappelle la tragédie grecque.
L’ANTANACLASE, PROCEDE JUDICIAIRE
Cette page s’oppose aux passages du roman consacrés à la retranscription des écrits de presse ou des explications du patronat et des politiques. Le décompte dans cette écriture standardisée n’est pas une minuterie vers la catastrophe mais un système de dénombrement, d’inventaires et de recensements qui suggèrent que la valeur monétaire de l’argent donne malgré tout du sens au monde. Cette perspective est abolie dans l’entretien de Géraldine Roux (p.88) : cette ouvrière place les articles de presse sur Daewoo et autres entreprises délocalisées dans un cahier. Ce changement de support modifie la réception du texte. François Bon reproduit cette stratégie argumentative en plaçant les textes recueillis par Géraldine dans son roman. C’est ce que l’on peut appeler en style judiciaire une antanaclase : dans une plaidoirie, on peut être amené à reprendre les mots de la partie adverse pour leur donner un sens tout différent dans le but de démontrer l’inanité de ce discours, les faits allégués sont « l’écume des jours ».
ANALYSE DE LA REMOTIVATION COMME ARGUMENTATION :
La parole retranscrite est donc le lieu d’un déplacement de sens. La visée de ce procédé est d’insister sur le fait que la parole ouvrière n’est pas une pensée qui aurait pu être exprimée plus clairement. Elle est une parole irréductible à un sens normalisé. Comme la poésie n’est pas de la prose rendue obscure, mais bien une écriture essentielle : elle dit une multitude de sens et une vérité unique, spéciale, extraordinaire. De même, selon les ouvrières interrogées, Sylvia procède à une reconversion du récit lorsqu’elle raconte un film : elle effectue un déplacement. Elle fournit une autre vision de la réalité normalisée, standardisée par les grands réseaux de distribution.
FAIRE AUTORITE :
La parole de l’ouvrière est donc le lieu d’une révélation qui prend appui sur les racines même de la culture au dépend des illusions modernes. La correspondance entre la langue populaire et la culture noble est d’ailleurs mis en lumière par Proust dans La Recherche où certaines expressions de Françoise rappellent les propos de la Duchesse de Guermantes. Cet entretien décrit la situation tragique de la classe ouvrière tout en conférant une dignité aux mots populaires. La légitime construction lexicale le dote d’autorité en la matière. Il excelle à présenter les faits convoqués dans ce procès.
3- L’anamnèse de Nadia :
PRESENTATION DE L’ENTRETIEN DE NADIA :
Cette forme de pensée est particulièrement visible dans les chapitres intitulés « incendies violences, révoltes ». L’entretien avec Nadia Nasseri est mêlé à l’évocation d’autres révoltes ouvrières comme celle de Cellatex, une usine de textile des Ardennes qui a fermé dans un effroyable chaos.
L’entretien avec Nadia est un récit qui porte les fondamentaux de cette forme argumentative héritée de la religion hébraïque. Il s’agit de mentionner des faits et des sentiments dans le but de faire émerger une pensée identitaire, celle de la condition ouvrière. Nous allons étudier les ressorts de cette argumentation qui prend appui sur le récit mais non comme dans un apologue, plutôt dans le but de créer une accumulation persuasive d’analogies.
PROCESSUS :
Nadia commence par évoquer un souvenir d’enfance (p.113) : l’incendie de « l’usine à carton » à Metz. Elle insiste sur la pérennité de cette trace mémorielle dans son parcours.
« Enfant j’habitais Metz, et à trois pas de chez nous c’était l’usine à carton. On disait comme ça, Cartonneries de l’est ça nous plaisait moins. Et maintenant ça s’appelle Smurfit, ils ont déménagé sur la rocade.
J’étais gamine, je m’en souviendrai toujours. », p.113.
Dans ce témoignage, le verbe au futur constitue un engagement de la part de l’ouvrière et il est intensifié par l’adjonction de l’adverbe « toujours ». Cette parole est solennelle. Nadia s’implique dans ce souvenir qui constitue un point charnière dans son histoire individuelle. Elle implique que cet événement a fait date dans sa vie comme la révélation d’un Descartes ou d’un Pascal cousant son secret dans la doublure de son manteau. Son évolution démarre à partir de cette date historique. En effet, il n’est pas ici question d’une disparition par le feu mais bien d’une révélation quasi apocalyptique : Nadia met l’accent non pas sur la disparition de l’usine mais sur sa persistance et sa mutabilité depuis cet événement. L’usine a carton est devenue « Smurfit ». Cette entité qu’elle a vue être démolie, subsiste. Parallèlement à cette découverte, elle présente sa propre évolution individuelle. Lors de l’incendie, elle était l’enfant c’est-à-dire étymologiquement celui qui ne parle pas encore. Puis, elle a appris le langage et elle présente les différentes nominations de cette usine : pour les uns, c’est la cartonnerie de l’est, mais pour les autres, c’est l’usine à carton. Elle montre son savoir sur le monde : une partie du monde ne sait pas comment l’autre partie appelle cette usine. Nadia a conscience de cette disparité et en savante, elle peut en rendre compte au romancier. Elle explique que les ouvriers ont baptisé l’usine autrement ; Elle se présente donc comme l’initiatrice du romancier aux prémisses de la mythologie ouvrière. Elle livre comme un secret qui est la clef de la compréhension des paroles qui vont suivre. Ces informations pourraient passées pour une digression anodine. En réalité, elles livrent les ressorts de l’imaginaire des ouvriers.
Une fois posée cette explication, deux évocations d’incendie d’usine se suivent. Le motif est répété et Nadia met en valeur leurs similitudes. Cette organisation du récit ressemble à la lecture de la Bible qui consiste souvent à dégager les 4 sens scholastiques et à rapprocher les événements de l’Ancien et de Nouveau Testament (lecture typologique), le second étant l’accomplissement du premier. Précisons aussi que Rabelais structure ses ouvrages autour de la parodie de cette exégèse biblique. L’événement de Saint-Martin devient alors la répétition et la révélation du souvenir primitif et enfantin. D’ailleurs, Nadia insiste sur la dimension quasi cultuel du feu que les grévistes entretiennent sur le lieu de la grève et les badauds viennent même apporter du bois aux grévistes pour manifester leur soutien et leur solidarité à leur cause. Se déploie une dimension rituelle qui confère à ce texte un caractère énigmatique.
L’incendie apparait alors comme la commémoration d’un acte historique et mythique à la fois. En effet, pour autant que l’hypothèse d’un incendie soit confirmée – les ouvriers auraient pu déclencher un incendie même si Nadia refuse de l’admettre –, l’incendie de l’usine renvoie davantage à la peur viscérale de l’ouvrier : la perte de son travail, de son outil. Le motif de l’incendie incarne le déchirement intérieur de l’ouvrier qui travaille de ses mains grâce à des outils. Privés de ses mains et de ses outils, il est privé de son être même. Mais, paradoxalement, sa seule force de protestation est dans la destruction de cet outil qui appartient à d’autres. Les lois de la mondialisation ne font que renforcer cette menace tragique puisqu’aujourd’hui, l’outil n’est plus seulement détruit, il peut migrer loin de ceux pour qui il est la source vitale. Seul le sacrifice tragique de son outil, la négation de son être, peut assurer à l’ouvrier une visibilité historique.
LE MYTHE IDENTITAIRE :
Les « récits du feu » de Nadia sont donc plus qu’une commémoration, un mythe des origines de la condition ouvrière. Comme l’Homme mal pourvu par Epiméthée, l’ouvrier a conscience d’avoir été doté d’un feu prométhéen qui peut le réduire en cendres.
« Le feu, il s’arrête quand il a tout mangé », p.114.
L’anamnèse fonctionne et le lecteur est frappé de ces images qui s’imposent à son esprit comme des « photos » (Cf. Entretien de Maryse P.) ou des hypotyposes. C’est donc bien un discours judiciaire qui apparait en filigrane puisque l’ouvrière, victime sacrificielle, fait face à son destin. Elle décrit les causes de son supplice et l’étendue de son préjudice. Ce récit est d’autant plus tragique qu’il est empreint de noblesse et d’une fierté de classe que l’on retrouve dans la litanie des « comme nous » d’Aurélie Loing (p.74).
SYLVIA ET LA PAROLE PROPHETIQUE
C’est le personnage de Sylvia qui semble faire figure de prophète dans cette anamnèse. Elle fut la porte parole des ouvriers. Son prénom qui rappelle la nature – le travail est d’abord la transformation de la nature –, est évoqué par toutes les ouvrières interrogées. Mais surtout, elle incarne aussi une extrême fragilité : sa vulnérabilité la mène au suicide et en cela, elle illustre la fatalité qui semble vouer cette classe non à la disparition mais au silence. Leur survie sans travail est comme une mort qui échappera à l’attention de ceux qui n’envisagent que l’Histoire des vainqueurs.
En effet, « l’effacement » guette la classe ouvrière si l’Histoire est écrite du point de vue des vainqueurs. Nadia le proclame dans son anamnèse et François Bon souligne cette menace en choisissant d’écrire un roman. Comme Nadia et par solidarité avec les ouvriers, lui aussi fait le choix d’un texte qui passe par la fiction et non par la démonstration explicite. En outre, notons au passage que François Bon reprend les propos tenus par les ouvriers dans des extraits de textes théâtraux (Cf. le projet de l’auteur). La cohabitation de ces deux formes de dialogue dans le roman amène une sorte de contamination réciproque : le dialogue avec l’ouvrière prend une dimension théâtrale et artistique. C’est la littérarité de cette parole qui est ici revendiquée. Le roman rompt l’implacable condamnation au silence.
4-L’initiative du romancier passeur de mots
Ces entretiens sont ensuite mis en scène dans un épilogue qui n’est que le fait du romancier : il livre sa réflexion d’auteur « réaliste ou même naturaliste » du XXIème siècle (Cf. Travail de Pauline Bruley). Sa parole est désenclavée de la parole ouvrière car le XXIème siècle a connu l’ère du soupçon et sait ce qu‘il en est de la capacité du langage à mimer le réel. Le projet se veut humble. Il ne revêt pas le ton d’une vérité générale mise en scène dans un point de vue omniscient mais élabore un déplacement vers un discours argumentatif aux tonalités de supplique. Pour expliquer la transformation du discours romanesque en argumentation, remarquons tout d’abord que la vision en surplomb offerte pas la vue aérienne est comme une parodie de point de vue omniscient privé de toute référence à la quasi divinité du narrateur. En prenant une hauteur humaine, le romancier fait preuve d’humilité et de compassion pour les ouvriers désœuvrés. C’est une sorte d’épiclèse qui clôt le roman et cela nous amène à relire le roman selon une toute autre poétique.
« Peut-être y a-t-il même une magie spécifique à l’avion, qu’il impose une rupture où tout ce qu’on aperçoit soudain devient structure : les établissements des hommes comme un jeu entre fleuves et montagnes, la façon qu’a la ville de s’agripper au relief qui l’entoure, ce que cela dévoile d’un monde qui se colle et s'incruste à ce qui le nourrit, s'appuie sur ses lignes pour construire les droites et les courbes qui organisent la ville, la divisent en surface. », p.223.
En effet, on peut s’attarder sur le caractère « magique » de l’argumentation de ce roman de la dénonciation. Parce qu’il permet à des ouvriers de s’exprimer, le roman rapporte des faits et des pensées plus que des arguments ou des exemples. Ces faits et gestes sont ressassés et répétés selon différentes sources ; ils se superposent, se font écho et s’interpénètrent. On peut alors envisager ce roman comme une sorte d’anamnèse. Dans cette forme de pensée religieuse hébraïque, les souvenirs des événements concrets remplacent l’expression des idées ou des sentiments. A la lecture, tous les ouvriers et même tous les Hommes reconnaissent leur vécu de façon paradoxalement atemporelle et actuelle.
III-SUJET D’ECRITURE ROMANESQUE POUR LES ELEVES :
A ce stade de l’étude, les élèves peuvent commencer leur travail d’écriture.
SUJET :
Dans le cadre d’un sujet d’invention, il est demandé aux élèves 1) d’interroger un lycéen, 2)de créer un extrait de roman à partir de cette interview.
Grâce à des procédés littéraires, l’entretien devient un discours argumentatif. L’ensemble des entretiens peut être réuni dans un livre de la classe. On peut poursuivre cet exercice en proposant d’écrire collectivement la vision aérienne qui clôt le roman de Bon. Pour ce faire, les élèves peuvent aller observer leur lycée depuis le ciel grâce au logiciel « Google Earth ».
SUPPORTS :
1- Interview sociologique d’un lycéen extraite de Béaud et Pialoux : Retour sur la Condition ouvrière. Fayard, 10/18, n° 3646, « Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard ».
2- Dictionnaire historique de la langue française.
3- Fiche de synthèse sur les figures de style.
4-La vue d’avion du lycée Jules Ferry disponible sur « Google Earth ».
MODALITES ET SEANCES :
1- Travail préparatoire : les élèves étudient un entretien au choix par groupe de 4 élèves. Mise en commun.
2- Séances de lecture de l’ensemble des entretiens choisis en classe entière. Correction et approfondissement.
3- Séance de comparaison entre l’entretien sociologique de Béaud et Pialoux et les entretiens de Bon.
4- Devoirs : réaliser une interview de lycéen.
5- Séance d’écriture : brouillon et réécriture grâce à la recherche des mots utilisés par le lycéen interrogé dans le dictionnaire historique de la langue française.
6- Séance d’écriture collective pour bâtir une structure commune prenant appui sur la vue aérienne du lycée.
7- Constitution du roman ou du recueil.
II- ETUDE DES ENTRETIENS.
III- SUJET D’ECRITURE ROMANESQUE POUR LES ELEVES.
RESUME ET INTRODUCTION :
Comme le précise François Bon dans son entretien avec Sylvain Bourmeau pour Les Inrockuptibles, le roman Daewoo ne donne pas l’impression d’avancer sur « un terrain nouveau ». En effet, François Bon précise que Balzac auparavant écrivait déjà « des études sociales ». D’ailleurs, le roman renvoie également à Germinal de Zola. Toutefois, la particularité du roman de François Bon est qu’il ne pose pas l’identité d’un stéréotype : l’ouvrier. Au contraire, il illustre la perte d’identité de l’individu « ouvrier » tout d’abord et de la classe sociale qu’il représente ensuite. Pour les élèves, cette lecture de Daewoo suit l’étude de Germinal, qui a permis d’aborder l’univers des personnages naturalistes, donc aussi la représentation et les mythes d’une identité socio-professionnelle. Notre étude de Daewoo devrait permettre aux élèves de cerner ce qu’est le « roman » de François Bon, à partir d’horizons d’attente différents : ceux du procès, de la presse, de la sociologie, enfin celui de l’art romanesque réaliste et naturaliste, travaillé par les mythes.
Ainsi, dans cette étude, nous allons commencer par nous interroger sur les entretiens qui sont cités dans le roman. Ces entretiens seront étudiés avec les élèves dans le but de leur faire rédiger un sujet d’invention sur la condition lycéenne aujourd’hui (les écrits des élèves seront placés en annexe). L’objectif est d’amener les élèves à mesurer les différentes composantes du personnage romanesque, être de papier ou stéréotype dont les pieds sont souvent ancrés dans le réel pour pouvoir s’élever plus aisément dans les étoiles et faire porter loin son message atemporel et mythique. D’un point de vue plus pratique, ce projet vise à revaloriser aux yeux des élèves une population dont les valeurs sont celles de l‘effort et du travail. L’objectif est de montrer en quoi cette attitude humble est aux origines même de notre civilisation et de toute Humanité (Cette première étude débouchera d’ailleurs sur une étude des mythes dans le roman).
I- Commencer à lire Daewoo, c’est donc s’interroger sur le genre de ce que François Bon intitule roman. À première vue, nous pourrions considérer Daewoo comme le roman d’une dénonciation sociale. À travers les dures conditions économiques du monde contemporain, Daewoo montrerait la dissolution du monde ouvrier, sa déchéance et son anéantissement dans le monde sans pitié de la productivité et de la rentabilité. Le roman dessinerait alors une conception du monde (roman de mœurs) et de l’Histoire (roman Historique). Le romancier exposerait des exemples de cette population en souffrance. Il pourrait s’agir d’un discours judiciaire émanant du romancier engagé.
Cependant, cette première lecture du roman est superficielle et dans une première partie, nous exposerons quelques dysfonctionnements qui naissent pour le lecteur qui recherche une dénonciation par le romancier. Cette méthode de lecture « dysfonctionnante » rappelle d’ailleurs celle du lecteur avisé de Rabelais (cité en exergue à Daewoo). Nous examinerons :
- l’échec de la lecture sociologique et journalistique.
- le rôle de la répétition de la mise en garde et de la propension foisonnante au pacte de lecture par le romancier identifié à François Bon.
- le dysfonctionnement des règles de la rhétorique judiciaire qui, traditionnellement, pour définir une injustice commise, doit pouvoir évaluer le préjudice subi par la victime et l‘intention néfaste de l’agresseur.
II-La lecture est plus concluante si les propos des ouvriers ne sont pas réduits à des outils argumentatifs instrumentalisés par le romancier dénonciateur. Les mots des ouvriers sont mis en scène de manière à révéler le sens profond de l’identité de cette classe sociale qui devient emblématique de l’Humanité. François Bon ne considère pas le langage ouvrier comme un idiolecte mais bien plutôt comme une langue ayant sa propre définition, ses propres règles et révélant un système de valeurs fondamentales. Pour préciser cette hypothèse, disons qu’il serait faux de penser que l’ouvrier parle « mal », que sa syntaxe est une façon obscure de formuler une pensée qui aurait pu être énoncée clairement d’une autre manière par un être plus cultivé.
Nous allons donc étudier la mise en scène et les structures de la parole ouvrière comme une langue noble, littéraire et révélatrice d’une vision du monde. Pour ce faire, nous montrerons que l’enchaînement des entretiens dans le roman crée une progression argumentative proche de l’anamnèse c’est-à-dire d’une forme héritée de la pensée religieuse hébraïque où les souvenirs et les événements concrets remplacent l’expression d’une idée. Nous étudierons les procédés de déplacement et de condensation de sens suivants :
- Le baroquisme et la figure d’abstraction comme élaboration d’un langage ouvrier : sorte de captatio benevolentiae où la parole ouvrière est définie comme dans un pacte de lecture.
- La remotivation du vocabulaire comme tactique de reprise des arguments adverses (antanaclase).
- La répétition des motifs au sein des entretiens comme une forme d’insistance justifiée qui s’oppose à la battologie oiseuse des politiques, du patronat et des journalistes du point de vue ouvrier.
Ces procédés permettront de révéler la force de la parole ouvrière, de dévoiler l’essence et l’identité d’une classe sociale qui voit au-delà des apparences pour ramener à l’essentiel. Nous qualifierons cette forme d’anamnèse.
NOTA BENE :
Pour mettre en évidence la radicalité de la parole ouvrière, l’étude sera suivie ultérieurement d’une réflexion sur la dimension mythique du roman (courant mai). C’est dans cette deuxième partie que seront évoqués l’art poétique de François Bon, la porosité des genres romanesque ou théâtral et les mythes à travers le roman Daewoo.
I-UN HORIZON DE LECTURE INDISCERNABLE : PREMIERE LECTURE.
1 – une apparente invitation à la lecture sociologique et journalistique.
L’écriture de type journalistique :
Lors de la première lecture, influencée par l’actualité et le titre, le lecteur jette sur le roman un regard interrogatif : il cherche à connaître les ressorts de l’affaire Daewoo. Le texte peut apparaître comme une explication où des passages de type journalistique suivent les protocoles d’écriture de l’enquête sociologique. C’est ainsi que le lecteur interprète la présence de phrases courtes et elliptiques, percutantes comme celles d’un journaliste qui veut imprimer sa marque dans l’esprit saturé d’informations du spectateur de JT. Le spectateur entre dans le roman avec des savoirs et il est capable de combler les ellipses et de comprendre les allusions. Ensuite, viendront les passages plus consistants qui livreront les coulisses de l’affaire. Cet approfondissement successif est la démarche traditionnelle utilisée dans les écrits de presse. Toutefois, les rouages de l’affaire sont présentés dans les premiers chapitres et ne s’ensuit qu’une simple répétition des mêmes idées dans la suite du roman. L’approfondissement journalistique n’est pas le principe qui guide la lecture de ce roman. La lecture journalistique dysfonctionne.
L’écriture de type sociologique :
Les entretiens qui jalonnent le roman empruntent le modèle de l’enquête sociologique. Le lecteur se réfère alors à un horizon d’attente empreint d’objectivité et de scientificité. Après l’échange, il attend l’analyse des données, les analogies et la synthèse. Au lieu de cela, François Bon décrit les lieux de ses pérégrinations souvent guidées par le même hasard que celles du « Jacques » de Diderot !
« Au voyage suivant, j’étais remonté à Longwy, mais cette fois avec ma voiture personnelle. Plutôt que de revenir par Metz et Nancy, où d’habitude, je ramenais la Peugeot du théâtre, j’avais passé la frontière du Luxembourg puis celle de la Belgique. De Longwy à Givet, où était l’ancienne usine Cellatex, on traversait trois frontières et deux pays, mais c’était quasiment la route à vol d’oiseau… », p.116.
L’horizon d’attente sociologique est déçu, ce qui fait signe au lecteur : il doit changer de perspective. La parole importante de ce roman n’est pas celle du narrateur qui s’efface en la personne de l’auteur mais bien celle des personnages, en l’occurrence, les ouvrières.
2- une écriture romanesque qui procède par dysfonctionnement : le pacte de lecture réitéré.
Le lecteur achoppe dans sa démarche de lecture pour peu qu’il cherche la facilité. Les élèves sont d’ailleurs assez déroutés lors de la lecture personnelle qui leur est demandée. Certains s’en tiennent à recopier le nom des usines, les dates et autres éléments factuels dans leur petit carnet de lecture. Ils savent cependant qu’ils ont manqué la visée du roman. D’ailleurs, ils évoquent les phrases de l’auteur qui fixent un pacte de lecture :
« Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses… », p.9.
« Faire face à l’effacement même », p.9.
« Vouloir croire que tout cela qui est muet va dans un instant hurler, que l’Histoire ailleurs a déjà repris et qu’on ferait mieux de suivre, plutôt que de revenir ici côté des vaincus », p.9.
Les différents extraits journalistiques et sociologiques du roman présentent le constat brut de la déchéance de l’ouvrier mais ils suggèrent aussi une autre dimension de lecture : le lecteur doit accepter de procéder par dysfonctionnements successifs. Si l’écriture de ces passages rappelle le style journalistique ou sociologique, leur réapparition comme un leitmotiv dans le roman, laisse supposer que ces passages ont un autre sens : le romancier veut donner à voir l’Histoire du côté des vaincus c’est-à-dire la part invisible de l’Histoire telle qu’elle transparaît dans les médias. L’utilisation des textes journalistiques sur l’affaire Daewoo n’est donc qu’un contrepoint à l’écriture du roman. C’est manquer l’œuvre que d’en faire l’objet d’analyse du romancier. Le romancier place ces textes à l’entrée du roman pour mettre en lumière leur incomplétude. Des textes à teneur journalistique et sociologique n’émane aucune présence. Le roman se propose au contraire de rendre le vécu de cette Histoire. Il procède donc à une sorte d’épiphanie. Il commémore le désastre qui touche des individus au lieu de tenir une chronique économique. Cela justifie la place importante allouée aux entretiens avec les ouvrières dans Daewoo. Les entretiens qui s’offrent à première vue comme des textes explicatifs sont en réalité les textes qui résistent le plus à l’interprétation du lecteur. La mention de Rabelais en exergue, ainsi que les différents intertextes soulignent notre irréductible ignorance concernant la vie des autres Hommes.
« Et là commençay à penser qu’il est bien vray ce que l’on dit, que la moitié du monde ne sçay comment l’aultre vit. François rabelais, Pantagruel, 1532 », dédicace de Daewoo.
Une fois ce présupposé mis en place, l’auteur livre sa vision du monde, son expérience et son jugement : François Bon explore « la diffraction des langages » (p.11) modernes pour montrer combien les puissants du monde libéral sont impersonnels et inexistants ; ils n’existent que par le biais de discours médiatiques ou de politiques managériales internationalisées. Pas de patrons ennemis comme dans Germinal mais une entité illusoire, « Daewoo » en coréen signifie « vaste univers » et le roman se termine sur le démantèlement de ce nom, lettre par lettre. Il n’y a pas concrètement d’agresseur ou d’oppresseur. Cette absence, cette terrible vacuité rend toute rhétorique judiciaire inopérante ; on peut constater les préjudices subis par les ouvrières mais il est impossible de nommer l’injustice ou d’évaluer si le crime était intentionnel puisqu’il n’y a pas de responsable ni de coupable ! Dans ces conditions, comment rechercher les causes d’une telle injustice ? Tout discours de dénonciation est rendu inopérant. Le roman Daewoo ne peut être un roman de la dénonciation.
En réaction à cette situation qui lui imposerait le silence, l’auteur nous rend attentif à l’irréductibilité des signes dans notre monde saturé de « marques ». Il abandonne les apparences du monde moderne envahi par les conventions de la politique managériale des leaders pour tenter de percevoir l’espace – réduit – occupé par les vaincus du système : anciens ouvriers et nouveaux chômeurs. Il apparait alors clairement que la réflexion sur l’identité ouvrière est indissociable d’une réflexion sur l’écriture romanesque. L’art poétique devient quête d’une part d’humanité, entreprise historique. La recherche littéraire devient exploration d’une vision du monde : les mots sont alors les arguments qui donnent à voir ce qui nous échappe : la restitution du réel, la transformation du présent en Histoire, ou de l’Histoire en présent.
Pour parvenir à ce résultat, François Bon nous présente les lieux, le cadre spatio-temporel, en insistant sur les volumes géométriques et les surfaces de couleurs. Pour échapper à la profusion des significations, il en revient à la matérialité du monde et à sa perception grâce aux normes fondamentales : l’espace, le concret. C’est dans ce cadre défini par le romancier que prennent place les entretiens des ouvrières. Dans ces conditions, le romancier présente un nouveau discours judiciaire où les victimes expliquent elles-mêmes les causes de leur préjudice devenu quasiment un châtiment sacrificiel. C’est ce que va montrer l’étude des entretiens. La particularité de François Bon est d’envisager un problème sociologique depuis une perspective plus humaniste. En retranscrivant les entretiens auxquels il a procédé lors de la préparation de son roman, il prend soin de mettre en relief le caractère individuel de la parole échangée. Pour observer cette langue ouvrière, il est possible de proposer aux élèves comme entrée dans l’entretien l’étude d’une figure de style.
II- ETUDE DES ENTRETIENS
1- L’entretien de « celle qui parle d’inquiétude inquiétude », p.26, (Fameck) : le baroquisme et l’abstraction.
DEFINITION DE LA FIGURE :
La figure de l’abstraction est un procédé du baroquisme dont Maupassant se moquait en fustigeant les Goncourt, « ceux qui font tomber la pluie et la grêle sur la propreté des vitres » (Préface de Pierre et Jean). Dans le roman de François Bon, ce qui est surprenant, c’est que cette figure n’entraîne pas de préciosité du style. Au contraire, l’abstraction apparaît ici comme une simplification du réel, un retour aux sources des émotions vraies de l’être livré à lui-même dans un espace intime (chômage oblige !).
ETUDE DE L’ENTRETIEN :
Le passage le plus emblématique de cette pratique se situe dans le chapitre intitulé « Entretien : de l’incendie Daewoo Mont-Saint-Martin, et de l’angoisse au quotidien ». Au fil des pages, le mot-clef du titre de ce chapitre n’est plus « incendie » mais « angoisse » : le fait est commémoré pour évoquer un ressenti. Ce déplacement vers une émotion en partant d’un fait d’actualité montre la volonté de l’écrivain de mettre en lumière le ressenti d’un individu plus que l’historique des faits. Ce n’est pas l’objectivité qui prime dans cette écriture.
Le passage commence par une phrase elliptique : « et maintenant, plus rien à faire. ». Il est manifeste que pour l’ouvrier, l’angoisse se formule déjà par la mention de l’absence de toute action. La phrase se présente alors comme une réflexion sur la définition et sur l’étymologie du mot « ouvrier » :
DEFINITION / ETYMOLOGIE : (Dictionnaire Historique de la Langue Française – Le Robert)
« Ouvrier » signifie dès 1155 : « personne louant ses services moyennant un salaire et effectuant un travail manuel ». L’ouvrier est donc d’une part, un homme de peine, un travailleur et d’autre part, un salarier qui reçoit de l’argent. Jusqu’au XVIIIème siècle, le mot peut tout aussi bien désigner un artisan qu’un artiste. Ces sens s’appuient sur l’étymologie « opera » qui donnera « œuvre » et « opéra » (notons que l’opéra comme théâtre chanté n’est pas absent de Daewoo). C’est au XIXème siècle que ce mot est contaminé par la Révolution Industrielle avec l’apparition du prolétariat. On distingue alors les ouvriers agricoles, les ouvriers d’usines et vers 1930, les ouvriers spécialisés (O.S.) ouvrier sans qualification recevant un salaire de manœuvre.
REMARQUE : La lecture de cette définition montre que le mot a évolué en perdant des sens possibles au détriment de l’image de l’ouvrier.
Si l’ouvrier est celui qui œuvre, qui fait des ouvrages, alors il est manuel. Cela se confirme dans la suite de l’extrait :
« Les problèmes qui pourraient venir, les mains vides, et la tête pas si forte ».
Dans cette nouvelle phrase elliptique, l’auteur fait un parallèle entre « les problèmes » et « les mains vides ». Ensuite, l’évocation des « mains vides » entraîne presque de manière causale la faiblesse de « la tête ». Si l’ouvrier se définit par ses mains, c’est l’inoccupation de ses mains qui engendre son mal-être cérébral. Le lien entre les mains, métonymie du corps, et l‘esprit, se manifeste ici et est développé dans la suite du texte. En effet, nous remarquons l’importance du corps dans le propos de l’ouvrière. Tout d’abord, elle se situe dans l’espace pour introduire son raisonnement : « je suis à la fenêtre de ma cuisine ». L’ouvrière a besoin de se localiser dans un espace précis pour pouvoir définir ensuite son idée abstraite. Par la suite, elle développe des comparaisons pour nommer son ressenti, pour étoffer le mot « angoisse » qu’elle trouve inopérant pour qualifier sa situation. Tout d’abord, elle affirme :
«Il me semble que c’est un courant d’air ».
Le choix du « courant d’air » met en relief l’invisibilité de ce qu’elle veut énoncer. Ensuite, elle use d’expressions vagues :
« quelque chose qui pourrait, le temps de rien, se faire vent et vous emporter peut-être ».
Le « vent » se superpose à l’idée de « courant d’air » pour insister sur la transparence de son mal-être. Son angoisse ne se voit pas. Elle insiste ensuite en mimant tous les gestes qu’elle faits pour essayer de toucher, de rendre sensible son angoisse.
« Je me retourne brusquement, je mets les mains, là, par terre, ou là, contre la vitre, non il n’y en a pas, de courant d’air. ».
Ce sont ses mains qui cherchent à capter et à dire son expérience du chômage. Par des réflexes de sa condition, l’ouvrière cherche à dire le mal-être de son chômage par des gestes et en utilisant ses mains. Par ce biais, elle tente d’expliquer ce que signifie être « désœuvré ». Dans cet entretien, l’ouvrière est en situation paradoxale puisque la femme de l’ouvrage, de l’œuvre, nous a expliqué ce que signifie « être sans action ». Dans ces conditions, elle se retrouve dans l’incapacité de livrer son émotion. Des phrases étranges apparaissent comme : « c’est cela je dis l’angoisse ». Suit une autre tentative.
« Des fois, dans la gorge, l’impression d’une boule de laine à avaler, qui ne laisserait plus rien passer. »
Cette comparaison avec un élément du corps est également un recours aux sensations pour exprimer sa situation. Elle ajoute plus loin « ça vous prend dans la tête ». La présentation du corps de l’ouvrière suit le mouvement ascendant depuis ses mains jusqu’à sa tête, soulignant ainsi le lien irréductible qui relie ces deux entités dans le corps de l’ouvrière. Cela se termine par la mention de l’incapacité dans laquelle se trouve l’ouvrière de parler : « une langue que plus personne ne comprend ».
L’angoisse de son désœuvrement est donc un ressenti qui touche son corps et son esprit et qui ne peut être verbalisée. L’ouvrière privée de ses mains est aussi privée de sa langue ! Ce dépouillement entraîne la dissolution de l’identité de cette ouvrière puisque nous remarquons qu’elle n’emploie pas du tout le pronom personnel « je » et préfère se cacher derrière le pronom indéfini « on » : « On parle aux copines, aux gens, on essaie d’avoir sa voix de tous les jours ».
A partir de ces remarques, le texte ne peut plus être reçu comme une enquête sociologique. Il révèle une expérience existentielle trop forte. En outre, si l’on observe plus minutieusement le propos de l’ouvrière, on repère les procédés du baroquisme : c’est l’abstraction qui prévaut dans ses dires.
« Je suis à la fenêtre de ma cuisine, il me semble que c’est un courant d’air »
Cette citation au rythme particulier fait étrangement sonner le présentatif « c’est ». Habituellement dans le roman, la mention d’une personne à une fenêtre permet d’embrayer sur un point de vue interne qui présente un panorama. Ici, comme Flaubert avec ce type de formule, François Bon introduit un décalage. Le « courant d’air » prend des airs abstraits et énigmatiques : il s’agit de son angoisse mais aussi de ce qu’elle voit. Elle contemple alors ce qui est invisible. Son angoisse est hors d’elle-même comme elle-même, l’ouvrière- est dépossédée de son être par le désœuvrement.
S’ensuit une dislocation du personnage qui perd tout ancrage et tout référent. Cela s’exprime dans des visions cauchemardesques :
« ou bien que la chose la plus grave serait d’être séparée de vos proches, vous vous teniez la main, et plus moyen de savoir où ils sont passés ».
Mais surtout, cela culmine dans l’évocation du regard de l’autre :
« Peut-être que quelque part, on se dit ça, que les ouvrières leur destin est d’être ouvrières ».
L’identité perdue de l’ouvrière ne peut être retrouvée par un appel à l’extériorité. Aucun référent du monde ne peut réinvestir l’ouvrier de son rôle car la société méprisante réduit l’ouvrier à ses « mains », à sa mécanique et lui dénie toute pensée, toute angoisse. Cela rappelle la méchante formule « ouvrier spécialisé » qui désigne un ouvrier sans formation qui utilise une machine qui, elle, est spécialisée !
Le romancier souligne l’injustice de ce préjugé en rapportant les propos de l’ouvrière. En effet, l’angoisse est étymologiquement, ce qui est étroit, serré. Elle définissait donc à l’origine un lieu. Or, l’ouvrière en donne une parfaite traduction en usant de la comparaison de la gorge obstruée. Ne parle-t-on pas également, d’angine ? Le corps délivre alors un langage plus direct, plus premier que le langage. L’ouvrier qui possède l’intelligence des sens et du corps est donc un médiateur plus sûr de la signification invisible du monde. Il est délivré des affres de la communication qui affecte les intellectuels qui seraient rendus confus après l’édification de la tour de Babel (p.11).
D’ailleurs, les propos de cette ouvrière peuvent être rapportés à l’expérience de Descartes dans les Méditations métaphysiques : elle se demande si ce qui constitue la misère de son vécu est bien réel : elle ne peut le toucher puisque c’est un courant d’air… mais elle peut confirmer la présence de cette angoisse dans sa pensée. Devant la béance et la vacuité qu’explorent ses mains, elle découvre la nécessaire vérité de l’angoisse existentielle. De même, la métaphore de la « vie tapis-roulant » peut être rapprochée, dans une certaine mesure du « mythe de la caverne » de Platon.
Les dysfonctionnements grammaticaux et syntaxicaux qui ornent les propos des ouvriers ne sont pas les marques de l’objectivité d’une enquête sociologique. Ce ne sont pas non plus les idiolectes des romans naturalistes. Ils expriment un niveau élevé d’appropriation de la langue par la classe ouvrière. C’est un retour aux sources du langage qui dit l’être au-delà des représentations sociales. Dans ces conditions, le langage dans le roman est touché d’abstraction : l’émotion domine l’extrait et la tonalité pathétique culmine ce qui met le lecteur mal à l’aise. C’est une amorce du discours délibératif dont nous allons voir le déploiement dans le roman.
RETOUR SUR L’OUVERTURE DE L’ENTRETIEN :
L’émotion affecte le contenu de cet entretien et indirectement, il semble que l’ouvrière évoque cette conséquence de son témoignage en faisant référence à l’incendie de l’usine de Mont-Saint Martin : La thématique du feu peut aussi être envisagée comme un trait de baroquisme. Il semble que l’ouvrière place au début de son discours un art poétique pour expliquer le sens de sa prise de parole.
« Le feu, alors, tu le portes pour longtemps dans la tête. Le bruit que cela fait, avec des boums et des cracs. Dedans, ils ont dit que les bouteilles de gaz explosaient, et les citernes de produits. Alors, pendant des nuits, dans le noir de ta chambre, tu vois encore ces flammes bleues, ou vertes, ou rouges : une usine flambe pas avec des flammes jaunes, des flammes normales. Ou tout d’un coup plus rien, et puis c’est le mur de fer qui se tord, qui se déplie comme une matière molle, se rétracte sur lui-même, et puis rien qu’un squelette dans le noir. Moi toute seule, dans la chambre, j’appelle ça la photo. »
Au-delà de cette prétendue maladresse dans l’évocation d’un traumatisme (absence d’adverbe introducteur de la négation, répétition superflue de groupes syntaxiques…), l’ouvrière indique en fait comment elle va exprimer la réalité de sa situation. En effet, la « photo » n’est-elle pas un instantané du réel, un coup d’œil sur ce qui a existé ? Elle montre que les faits qu’elle a vécus sont loin d’être anodins : « une usine flambe pas […] avec des flammes normales ». La disparition de l’usine s’impose comme un événement qui fait date, un événement historique. La vision baroque de la torsion du mur de fer connote la révélation de ce qui était caché par le mur. Apparaît un déploiement, une condensation et finalement ne subsiste que l’essentiel : le squelette. Cette métamorphose baroque du mur est comme une métaphore de la parole de cette ouvrière qui pratique une torsion du langage pour en extraire l’essence abstraite de son vécu. Cette esthétique baroque de la phrase introduit une autre vision du monde économique. La destruction de l’usine est avant tout un symbole de la disparition de travail qui constituait auparavant l’essence de l’ouvrier. Comme l’usine, l’ouvrier est dépouillé de sa fonction et il n subsiste que son squelette, la culture que nous allons trouver définie dans un autre entretien.
Par ailleurs, notons que l’ouvrière esquisse une définition du point de vue omniscient par cette comparaison de la photographie. Bon reprend cette perspective en écrivant : « regardez la ville en surplomb (je pensais à une ville en surplomb), et toute cette perspective du monde que votre communauté rassemble quand bien même ici sur la vieille route des mines et de l’acier ». Il s’agit bien comme l’exergue l’a précisé de montrer que « la moitié du monde ne sait comment l’autre vit (Rabelais).
2- Entretien avec Audrey K. (p.43) : La remotivation des mots, procédé du discours judiciaire :
METAL
Dans l’entretien étudié précédemment, l’ouvrière mentionnait la déformation du métal. Nous retrouvons implicitement le thème du métal dans l’entretien d’Audrey K.. Nous allons voir comment cet entretien réactive chaque sème compris dans le mot « argent ». Le lecteur assiste alors à une torsion de ce mot qui se déploie dans un champ lexical et se condense en un sens tragique pour faire apparaitre l’essentiel.
ARGENT
Tout d’abord, réunissons les différentes isotopies du mot :
« Argent » est un mot issu du latin « argentum », le métal. Ce mot dérive de « arguus », « éclat, blancheur » d’où vient le mot « arguere », « faire briller, éclairer » et puis au figuré, « démontrer, convaincre » d’où le français « arguer » et « argument ». Dans le texte, l’argent se transforme en un argument qu’il nous faudra reformuler.
DECOMPTE
Le champ lexical de l’argent comme monnaie est visible dans le texte. Notons que « Gamberger », mot d’origine incertaine, peut venir de « gomberger » qui signifie « compter » ! Il est donc à inclure dans le champ lexical de l’argent. La virulence de cette obsession du décompte est soulignée par l’émergence de mots valises du type « électricité gaz eau téléphone avec TVA » : l’absence de ponctuation crée un rythme de prononciation qui fait s’accroitre ce mot angoissant comme une fatalité monstrueuse. La folie guette l’esprit de l’ouvrière prise au piège de l’argent. Son éclat est aveuglant : « le petit plaisir qu’on s’offre, une fringue, un cinéma, et une fois qu’on compte on ne l’ose plus ». Au pathétique de l’extrait sur la pauvreté, s’ajoute une dimension tragique car il est question de folie, de vengeance aveugle du destin sur des victimes innocentes. Cela est manifeste dans l’emploi du mot « payer » dans cette question indignée.
« Elles aussi, mes gamines, pour Daewoo elles doivent payer ? »
ARGUMENT :
Ici, il n’est plus question d’argent mais d’expiation comme dans une tragédie où les héros sont voués à une mort sacrificielle. Or, le mot « payer » vient du latin « pacare » qui signifie probablement « pacifier, faire la paix ». C’est cette connotation qui permet la formulation de son argument. Elle montre que le monde réclame le sacrifice de l’ouvrier comme une nécessité de l’ordre nouveau de l’économie libérale. Cette phrase anodine fait émerger l’indignation de l’ouvrière qui fait le constat de la situation actuelle de notre monde. Sous couvert de raconter son quotidien, elle argumente pour montrer l’archaïsme d’une société qui se dit civilisée mais qui ne conçoit de transitions qu’en accordant un sacrifice humain. Elle pose la question de la légitimité de cette civilisation obscurantiste qui rappelle la tragédie grecque.
L’ANTANACLASE, PROCEDE JUDICIAIRE
Cette page s’oppose aux passages du roman consacrés à la retranscription des écrits de presse ou des explications du patronat et des politiques. Le décompte dans cette écriture standardisée n’est pas une minuterie vers la catastrophe mais un système de dénombrement, d’inventaires et de recensements qui suggèrent que la valeur monétaire de l’argent donne malgré tout du sens au monde. Cette perspective est abolie dans l’entretien de Géraldine Roux (p.88) : cette ouvrière place les articles de presse sur Daewoo et autres entreprises délocalisées dans un cahier. Ce changement de support modifie la réception du texte. François Bon reproduit cette stratégie argumentative en plaçant les textes recueillis par Géraldine dans son roman. C’est ce que l’on peut appeler en style judiciaire une antanaclase : dans une plaidoirie, on peut être amené à reprendre les mots de la partie adverse pour leur donner un sens tout différent dans le but de démontrer l’inanité de ce discours, les faits allégués sont « l’écume des jours ».
ANALYSE DE LA REMOTIVATION COMME ARGUMENTATION :
La parole retranscrite est donc le lieu d’un déplacement de sens. La visée de ce procédé est d’insister sur le fait que la parole ouvrière n’est pas une pensée qui aurait pu être exprimée plus clairement. Elle est une parole irréductible à un sens normalisé. Comme la poésie n’est pas de la prose rendue obscure, mais bien une écriture essentielle : elle dit une multitude de sens et une vérité unique, spéciale, extraordinaire. De même, selon les ouvrières interrogées, Sylvia procède à une reconversion du récit lorsqu’elle raconte un film : elle effectue un déplacement. Elle fournit une autre vision de la réalité normalisée, standardisée par les grands réseaux de distribution.
FAIRE AUTORITE :
La parole de l’ouvrière est donc le lieu d’une révélation qui prend appui sur les racines même de la culture au dépend des illusions modernes. La correspondance entre la langue populaire et la culture noble est d’ailleurs mis en lumière par Proust dans La Recherche où certaines expressions de Françoise rappellent les propos de la Duchesse de Guermantes. Cet entretien décrit la situation tragique de la classe ouvrière tout en conférant une dignité aux mots populaires. La légitime construction lexicale le dote d’autorité en la matière. Il excelle à présenter les faits convoqués dans ce procès.
3- L’anamnèse de Nadia :
PRESENTATION DE L’ENTRETIEN DE NADIA :
Cette forme de pensée est particulièrement visible dans les chapitres intitulés « incendies violences, révoltes ». L’entretien avec Nadia Nasseri est mêlé à l’évocation d’autres révoltes ouvrières comme celle de Cellatex, une usine de textile des Ardennes qui a fermé dans un effroyable chaos.
L’entretien avec Nadia est un récit qui porte les fondamentaux de cette forme argumentative héritée de la religion hébraïque. Il s’agit de mentionner des faits et des sentiments dans le but de faire émerger une pensée identitaire, celle de la condition ouvrière. Nous allons étudier les ressorts de cette argumentation qui prend appui sur le récit mais non comme dans un apologue, plutôt dans le but de créer une accumulation persuasive d’analogies.
PROCESSUS :
Nadia commence par évoquer un souvenir d’enfance (p.113) : l’incendie de « l’usine à carton » à Metz. Elle insiste sur la pérennité de cette trace mémorielle dans son parcours.
« Enfant j’habitais Metz, et à trois pas de chez nous c’était l’usine à carton. On disait comme ça, Cartonneries de l’est ça nous plaisait moins. Et maintenant ça s’appelle Smurfit, ils ont déménagé sur la rocade.
J’étais gamine, je m’en souviendrai toujours. », p.113.
Dans ce témoignage, le verbe au futur constitue un engagement de la part de l’ouvrière et il est intensifié par l’adjonction de l’adverbe « toujours ». Cette parole est solennelle. Nadia s’implique dans ce souvenir qui constitue un point charnière dans son histoire individuelle. Elle implique que cet événement a fait date dans sa vie comme la révélation d’un Descartes ou d’un Pascal cousant son secret dans la doublure de son manteau. Son évolution démarre à partir de cette date historique. En effet, il n’est pas ici question d’une disparition par le feu mais bien d’une révélation quasi apocalyptique : Nadia met l’accent non pas sur la disparition de l’usine mais sur sa persistance et sa mutabilité depuis cet événement. L’usine a carton est devenue « Smurfit ». Cette entité qu’elle a vue être démolie, subsiste. Parallèlement à cette découverte, elle présente sa propre évolution individuelle. Lors de l’incendie, elle était l’enfant c’est-à-dire étymologiquement celui qui ne parle pas encore. Puis, elle a appris le langage et elle présente les différentes nominations de cette usine : pour les uns, c’est la cartonnerie de l’est, mais pour les autres, c’est l’usine à carton. Elle montre son savoir sur le monde : une partie du monde ne sait pas comment l’autre partie appelle cette usine. Nadia a conscience de cette disparité et en savante, elle peut en rendre compte au romancier. Elle explique que les ouvriers ont baptisé l’usine autrement ; Elle se présente donc comme l’initiatrice du romancier aux prémisses de la mythologie ouvrière. Elle livre comme un secret qui est la clef de la compréhension des paroles qui vont suivre. Ces informations pourraient passées pour une digression anodine. En réalité, elles livrent les ressorts de l’imaginaire des ouvriers.
Une fois posée cette explication, deux évocations d’incendie d’usine se suivent. Le motif est répété et Nadia met en valeur leurs similitudes. Cette organisation du récit ressemble à la lecture de la Bible qui consiste souvent à dégager les 4 sens scholastiques et à rapprocher les événements de l’Ancien et de Nouveau Testament (lecture typologique), le second étant l’accomplissement du premier. Précisons aussi que Rabelais structure ses ouvrages autour de la parodie de cette exégèse biblique. L’événement de Saint-Martin devient alors la répétition et la révélation du souvenir primitif et enfantin. D’ailleurs, Nadia insiste sur la dimension quasi cultuel du feu que les grévistes entretiennent sur le lieu de la grève et les badauds viennent même apporter du bois aux grévistes pour manifester leur soutien et leur solidarité à leur cause. Se déploie une dimension rituelle qui confère à ce texte un caractère énigmatique.
L’incendie apparait alors comme la commémoration d’un acte historique et mythique à la fois. En effet, pour autant que l’hypothèse d’un incendie soit confirmée – les ouvriers auraient pu déclencher un incendie même si Nadia refuse de l’admettre –, l’incendie de l’usine renvoie davantage à la peur viscérale de l’ouvrier : la perte de son travail, de son outil. Le motif de l’incendie incarne le déchirement intérieur de l’ouvrier qui travaille de ses mains grâce à des outils. Privés de ses mains et de ses outils, il est privé de son être même. Mais, paradoxalement, sa seule force de protestation est dans la destruction de cet outil qui appartient à d’autres. Les lois de la mondialisation ne font que renforcer cette menace tragique puisqu’aujourd’hui, l’outil n’est plus seulement détruit, il peut migrer loin de ceux pour qui il est la source vitale. Seul le sacrifice tragique de son outil, la négation de son être, peut assurer à l’ouvrier une visibilité historique.
LE MYTHE IDENTITAIRE :
Les « récits du feu » de Nadia sont donc plus qu’une commémoration, un mythe des origines de la condition ouvrière. Comme l’Homme mal pourvu par Epiméthée, l’ouvrier a conscience d’avoir été doté d’un feu prométhéen qui peut le réduire en cendres.
« Le feu, il s’arrête quand il a tout mangé », p.114.
L’anamnèse fonctionne et le lecteur est frappé de ces images qui s’imposent à son esprit comme des « photos » (Cf. Entretien de Maryse P.) ou des hypotyposes. C’est donc bien un discours judiciaire qui apparait en filigrane puisque l’ouvrière, victime sacrificielle, fait face à son destin. Elle décrit les causes de son supplice et l’étendue de son préjudice. Ce récit est d’autant plus tragique qu’il est empreint de noblesse et d’une fierté de classe que l’on retrouve dans la litanie des « comme nous » d’Aurélie Loing (p.74).
SYLVIA ET LA PAROLE PROPHETIQUE
C’est le personnage de Sylvia qui semble faire figure de prophète dans cette anamnèse. Elle fut la porte parole des ouvriers. Son prénom qui rappelle la nature – le travail est d’abord la transformation de la nature –, est évoqué par toutes les ouvrières interrogées. Mais surtout, elle incarne aussi une extrême fragilité : sa vulnérabilité la mène au suicide et en cela, elle illustre la fatalité qui semble vouer cette classe non à la disparition mais au silence. Leur survie sans travail est comme une mort qui échappera à l’attention de ceux qui n’envisagent que l’Histoire des vainqueurs.
En effet, « l’effacement » guette la classe ouvrière si l’Histoire est écrite du point de vue des vainqueurs. Nadia le proclame dans son anamnèse et François Bon souligne cette menace en choisissant d’écrire un roman. Comme Nadia et par solidarité avec les ouvriers, lui aussi fait le choix d’un texte qui passe par la fiction et non par la démonstration explicite. En outre, notons au passage que François Bon reprend les propos tenus par les ouvriers dans des extraits de textes théâtraux (Cf. le projet de l’auteur). La cohabitation de ces deux formes de dialogue dans le roman amène une sorte de contamination réciproque : le dialogue avec l’ouvrière prend une dimension théâtrale et artistique. C’est la littérarité de cette parole qui est ici revendiquée. Le roman rompt l’implacable condamnation au silence.
4-L’initiative du romancier passeur de mots
Ces entretiens sont ensuite mis en scène dans un épilogue qui n’est que le fait du romancier : il livre sa réflexion d’auteur « réaliste ou même naturaliste » du XXIème siècle (Cf. Travail de Pauline Bruley). Sa parole est désenclavée de la parole ouvrière car le XXIème siècle a connu l’ère du soupçon et sait ce qu‘il en est de la capacité du langage à mimer le réel. Le projet se veut humble. Il ne revêt pas le ton d’une vérité générale mise en scène dans un point de vue omniscient mais élabore un déplacement vers un discours argumentatif aux tonalités de supplique. Pour expliquer la transformation du discours romanesque en argumentation, remarquons tout d’abord que la vision en surplomb offerte pas la vue aérienne est comme une parodie de point de vue omniscient privé de toute référence à la quasi divinité du narrateur. En prenant une hauteur humaine, le romancier fait preuve d’humilité et de compassion pour les ouvriers désœuvrés. C’est une sorte d’épiclèse qui clôt le roman et cela nous amène à relire le roman selon une toute autre poétique.
« Peut-être y a-t-il même une magie spécifique à l’avion, qu’il impose une rupture où tout ce qu’on aperçoit soudain devient structure : les établissements des hommes comme un jeu entre fleuves et montagnes, la façon qu’a la ville de s’agripper au relief qui l’entoure, ce que cela dévoile d’un monde qui se colle et s'incruste à ce qui le nourrit, s'appuie sur ses lignes pour construire les droites et les courbes qui organisent la ville, la divisent en surface. », p.223.
En effet, on peut s’attarder sur le caractère « magique » de l’argumentation de ce roman de la dénonciation. Parce qu’il permet à des ouvriers de s’exprimer, le roman rapporte des faits et des pensées plus que des arguments ou des exemples. Ces faits et gestes sont ressassés et répétés selon différentes sources ; ils se superposent, se font écho et s’interpénètrent. On peut alors envisager ce roman comme une sorte d’anamnèse. Dans cette forme de pensée religieuse hébraïque, les souvenirs des événements concrets remplacent l’expression des idées ou des sentiments. A la lecture, tous les ouvriers et même tous les Hommes reconnaissent leur vécu de façon paradoxalement atemporelle et actuelle.
III-SUJET D’ECRITURE ROMANESQUE POUR LES ELEVES :
A ce stade de l’étude, les élèves peuvent commencer leur travail d’écriture.
SUJET :
Dans le cadre d’un sujet d’invention, il est demandé aux élèves 1) d’interroger un lycéen, 2)de créer un extrait de roman à partir de cette interview.
Grâce à des procédés littéraires, l’entretien devient un discours argumentatif. L’ensemble des entretiens peut être réuni dans un livre de la classe. On peut poursuivre cet exercice en proposant d’écrire collectivement la vision aérienne qui clôt le roman de Bon. Pour ce faire, les élèves peuvent aller observer leur lycée depuis le ciel grâce au logiciel « Google Earth ».
SUPPORTS :
1- Interview sociologique d’un lycéen extraite de Béaud et Pialoux : Retour sur la Condition ouvrière. Fayard, 10/18, n° 3646, « Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard ».
2- Dictionnaire historique de la langue française.
3- Fiche de synthèse sur les figures de style.
4-La vue d’avion du lycée Jules Ferry disponible sur « Google Earth ».
MODALITES ET SEANCES :
1- Travail préparatoire : les élèves étudient un entretien au choix par groupe de 4 élèves. Mise en commun.
2- Séances de lecture de l’ensemble des entretiens choisis en classe entière. Correction et approfondissement.
3- Séance de comparaison entre l’entretien sociologique de Béaud et Pialoux et les entretiens de Bon.
4- Devoirs : réaliser une interview de lycéen.
5- Séance d’écriture : brouillon et réécriture grâce à la recherche des mots utilisés par le lycéen interrogé dans le dictionnaire historique de la langue française.
6- Séance d’écriture collective pour bâtir une structure commune prenant appui sur la vue aérienne du lycée.
7- Constitution du roman ou du recueil.