Au cours de différentes expériences, j’ai pu distinguer trois façons d'aborder le cinéma en classe de Français : dans sa spécificité, en complément à la littérature ou en parallèle à celle-ci. Je ne prétends pas être une spécialiste mais j'ai gardé un bon souvenir de ces expériences et c'est dans cet état d'esprit que je les partage :) A- Spécificité de la "lecture" cinématographique Même si le vocabulaire d’analyse filmique emprunte nombre de ses termes à l’analyse littéraire, la lecture filmique est bien spécifique. Les opérations « collège ou lycéens au cinéma » permettent de le montrer aux élèves. Selon Roland Barthes, dans Le Plaisir du texte, le plaisir du lecteur naît de la reconnaissance des codes utilisés et de cette complicité avec l’auteur. L’image de cinéma instaure un point de vue adapté au spectateur devant des plans fixes et mobiles. L’étude de plans est favorisée lors de « collège au cinéma » par l’envoi de plaquettes éditées en couleurs et de multiples sites internet. La séquence cinématographique est présentée sous forme de vignettes présentées comme des photogrammes du film. C’est l’occasion de pratiquer deux activités : a- Plan unitaire et photogramme : L’élève peut déterminer la place allouée à son regard en décomposant l’image selon l’échelle des plans, la profondeur de champs, la perspective, etc… L’élève peut émettre des hypothèses sur le parcours du regard qui est anticipé par le réalisateur dans le plan : il peut localiser un « studium » et un « punctum » comme Roland Barthes (La Chambre claire ). Dans ces conditions de l’image fixe, il est loisible d’observer les détails qui échappent au regard le plus avisé lors de la projection : ainsi, examine-t-on ce qui permet de dater la diégèse du film Ridicule en 4° lors d’un projet sur le château de Versailles. b- Plans liés entre eux : Les élèves découvrent ainsi ce qu’implique le défilement des images à 24 images par seconde. Le rythme et le mouvement de l’image lui confèrent un sens différent du plan unitaire. Cette caractéristique de l’image mobile, suite d’images « montées », pourra être détaillée lors de comparaisons entre une description écrite et filmée. Pourquoi ne pas demander aux élèves de filmer « les bottes de Lucien » dans les Illusions perdues pour mimer le point de vue de Balzac et mesurer si les élèves ont perçu la vanité, le luxe et l’incongruité d’un tel accessoire de mode. Le film pose aussi la question du temps imparti à chaque image. On peut référer au travelling ascendant du film d’Orson Wells Citizen Kane où se succèdent des plans des cintres du théâtre. Cette aspiration interminable vers le haut semble montrer le poids des responsabilités qui pèsent sur les épaules de la cantatrice aux cris stridents… Ce travail sur le temps est l’activité du montage. Pour créer un meilleur horizon d’attente chez les élèves, on peut étudier cette notion selon deux principales modalités : le raccord qui implique une continuité (la voiture de M.Hulot dans Les Vacances de M.Hulot) et celui qui procède par ellipse (l’os qui devient vaisseau spatial dans L’Odyssée de l’espace). L’étude des plans permet aux élèves d’acquérir une meilleure connaissance de la spécificité du cinéma. Les voilà avertis et si l’on en croit Barthes, leur plaisir en sera accru.^^ Mais les connaissances et le décryptage doivent aussi le mettre en garde contre l’illusion et la fascination qui naissent de l’image. Il n’est qu’à citer Lettres de Sibérie de Chris Marker (qui est décédé en début de semaine...). Il faut développer le sens critique des élèves en montrant que l’image est construite à partir d’une intention. Elle n’est pas forcément une preuve de l’existence d’une réalité. Cette problématique avait été exploitée devant mes sixièmes lors de la rencontre avec le documentariste Simon Aubin (membre de l’ACRIF et de l’ACAP Académie d’Amiens). En outre, on pourrait ajouter que ce statut de l’image dépend de la vision du monde de celui qui filme : A.Bazin atténue (ou interdit) la nécessité du montage car selon lui, le film représente un monde qui a du sens. Au contraire, pour certains cinéastes, le monde n’est pas doté d’un sens et toute signification sera bâtie par un savant montage : la succession des plans est donc primordiale pour Eisenstein… Dans ces conditions, le cinéma ne représente pas, il est idéologique. Toutefois, si l’on considère les plans sans cesse recadrés, décadrés et même « glissants » de Johan Van Der Kerken, on peut aussi considérer que la présence d’un point de vue et d’un montage « idéologique » n’est pas le garant de la construction d’une signification définitive. Ainsi, peut-on s’interroger : lorsque le doute s’installe, est-ce le signe que le réalisateur joue le jeu de l’honnêteté ? A d’autres occasions, j’ai souvent utilisé les films en complément ou en parallèle des études de genres et de registres au programme de français. Voici les résumés de quelques expériences. B- Le cinéma étudié en classe de français (collège et lycée) : réflexion théorique a- Première expérience : observer et définir En suivant le programme de « lycéens au cinéma », mes élèves de seconde ont appris les différentes tonalités au programme de français. Le « regard caméra » A partir d’une séquence sur le courant littéraire réaliste du XIXième siècle, le thème du marginal a été décliné depuis le noble d’Empire, en passant par l’ouvrier sans qualification jusqu’au dandy. Cette étude a été complétée par le thème du S.D.F. dans L’Homme sans passé de Kaurismaki. En étudiant le point de vue interne et omniscient, il a été possible de démêler ce qui ressortit du registre pathétique et en filigrane du comique. La scène du regard des S.D.F. a été l’objet d’un petit exercice filmique. Des élèves ont filmé trois scénettes et ont intercalé trois gros plans du visage d’un même élève censé avoir été spectateur des scènes (Koulechov). Cet élève, Cédric, à qui je rends hommage car il nous a quittés trop tôt, avait été choisi par l'ensemble de la classe pour la délicatesse tendre de son visage. Il nous a tous fait rire et pleurer. Il regardait fixement la caméra. Ensuite, le petit film muet fut projeté devant la classe entière qui discuta de l’expression de l’élève en gros plan. La dimension satirique et réflexive du film apparut plus clairement après ce débat. Le « troisième lieu » ou « montage interne » L’étape suivante consistait à approfondir la notion de registre comique avec le thème du burlesque. La première séquence du film The Party d’Edward Blake a permis de définir la notion avant la projection. Cela ménagea aussi la surprise des élèves lorsqu’ils ont découvert qu’en réalité le film avec Peter Sellers n’était pas l’histoire du porteur d’eau indien mais celle d’un acteur. L’approfondissement en classe a mis en valeur l’utilisation de l’espace dans ce film : la profondeur de champ laisse voir deux scènes simultanées lors de l’ouverture d’une porte battante. Cela a été comparé avec le mouvement d’un plan séquence de Buster Keaton dans Malec se marie. La mesure de l’espace avec le jeu du hors champ d’une part et de ce que Pierre Larthomas appelle « le troisième lieu » a été menée en parallèle avec l’étude de la première scène du Mariage de Figaro de Beaumarchais. Ainsi, a-t-on remarqué que le « montage » joue à la fois sur la succession mais aussi sur la construction des plans (montage interne et externe). Le genre du film burlesque Un autre point d’attaque a été exploité par Nadia Méflah (Intervenante de l’ACRIF) lors de la séance d’analyse filmique sur le corps et le burlesque. Autour d’un corpus varié de films comiques, elle a montré en quoi le burlesque est subversif. Cette étude a été approfondie lors d’une deuxième séance qui menait vers le registre sérieux et tragique à travers des extraits de L’Esquive et de Johnny s’en va –t-en guerre. Le documentaire aux frontières de la fiction… En même temps, j’abordai le tragique racinien et la notion de la culpabilité et de ses conséquences. Le destin d’Andromaque, victime de la guerre, permit de préparer la réception du court-métrage de Chris Marker La Sixième Face du Pentagone. A travers le genre du documentaire engagé, les élèves travaillèrent sur la manière du réalisateur de montrer que les jeunes appelés rebelles comme les jeunes policiers semblaient victimes d’un même destin. Cette vision du problème de la guerre du Viêt-Nam contrastait avec la satire comique des hippies dans The Party. Enfin, le documentaire fut complété par l’étude du tragique dans une séquence d’Apocalypse Now deFrancis Ford Coppola. Il résulta de ces expériences que le genre du documentaire est complexe dans la mesure où il utilise les mêmes ressorts et les mêmes conventions que le genre fictionnel. Le programme de « lycéens au cinéma » fut l’occasion de cimenter l’étude des registres autour d’une problématique évolutive. L’histoire du cinéma compléta la découverte par les élèves des mouvements littéraires ce qui correspond à la demande des instructions officielles qui réclament que la littérature ne soit pas isolée des autres arts. b- Autre procédé : confronter pour définir Avec une classe de cinquième participant à « collège au cinéma », l’étude du genre policier avait été facilitée grâce à la projection de Toto le Héros de Jaco Van Dormael et de Fenêtre sur cour. Afin de préparer le passage en quatrième, je proposai aux élèves la lecture croisée du livre de Conan Doyle Le Chien des Baskerville et du film de Tim Burton Sleepy Hollow. Ces deux œuvres relèvent du genre policier et à certains instants, du fantastique ou de l’étrange selon la définition de Todorov. Sherlock Holmes prouve que tout fut réel alors que l’Icabod Crane de Irving démontre que la magie existe. Ce fut l’occasion d’aborder le genre du film d’horreur et des effets spéciaux. Dans Le Cavalier sans tête, le détective illustre, par un petit dessin, une cage et un oiseau en recto verso, le principe de l’effet « phi ». Il est nécessaire à l’illusion cinématographique et il permet de créer des trucages en associant des images comme par exemple dans Pièce touchée de Martin Arnold (film expérimental créé à partir d’un film en noir et blanc). Les élèves ont découvert la transparence, le cache/contre-cache, le fond bleu, le ralenti. c- Expérience qui relie cinéma et littérature : l’adaptation Mme Bovary : Flaubert et Chabrol Simultanément à l’étude de quelques brouillons de Flaubert, le film de Chabrol Madame Bovary a été étudié de manière à mettre en relief la démarche du créateur. Les scènes des comices, de la promenade en forêt et de l’agonie ont été comparées entre le support papier et vidéo. La différence du déroulement des épisodes entre le roman et le film a été soulignée. Le livre donne à voir la scène dans la continuité de la lecture alors que le film livre plusieurs scènes concomitantes grâce au cadrage, aux mouvements de caméra et surtout à une bande-son originale. La valeur des imparfaits du récit de la promenade, qui rappelle le rythme de la valse, n’apparaît pas dans le film et est remplacée par une ellipse qui souligne l’instant de manière brutale. La sensualité morbide de l’agonie d’Emma (qui s’impose au détriment de sa rédemption religieuse au fil des versions du brouillon de Flaubert), est évoquée dans le film mais c’est plutôt l’amour de Charles qui est mis en valeur. Ces modifications trahissent la vision plus cruelle de Madame Bovary par Chabrol que par Flaubert. Ce dernier a des moments de sympathie pour celle qu’il appelle dans ses lettres à Louise Collet, « ma petite bonne femme ». Il dira aussi « Mme Bovary, c’est moi ». Chabrol fait de cette bourgeoise insatisfaite une héroïne à la Chabrol. Isabelle Huppert incarne l’une de ces femmes percluses dans leurs illusions romanesques d’amour allant jusqu’au meurtre, telles les protagonistes féminines de La Fleur du Mal, de La Demoiselle d’honneur, ou de Noces Rouges. Cette étude a permis de démontrer qu’une adaptation même fidèle, est toujours la création d’une œuvre nouvelle où sont exploités des moyens d’expression artistiques propres au créateur et à son équipe. Docteur Jekyll : Stevenson, Fleming ou Frears En classe de quatrième, dans le prolongement d’un travail sur l’adaptation de la nouvelle fantastique de Stevenson, Docteur Jekyll et Mister Hyde, réalisée par Victor Fleming en 1941, une classe de quatrième a pu parvenir à des considérations du même ordre. En outre, le film de Fleming a été comparé avec le film Mary Reilly de Stephen Frears. Cette comparaison a donné lieu à une étude du point de vue. La caméra subjective du film de Frears confère à Hyde un caractère presque humain. Le film qui reprend de nombreux plans du cinéaste hollywoodien, devient presque un plaidoyer pour la défense de Hyde. A travers ces différentes versions, se lisent des conceptions contrastées de l’homme et de la société. Les élèves ont-ils ainsi pu débattre pour déterminer quelle version leur semblait la plus intéressante. Leur choix n’était plus seulement guidé par la qualité des effets spéciaux, la transformation de Jekyll en Hyde étant cependant soignée dans les deux films. Spleen baudelairien de Kassovitz En classe de première, Le film La Haine de Matthieu Kassovitz a été étudié à travers le filtre des Fleurs du Mal de Baudelaire. D’ailleurs, le portrait du poète apparaît sur une des tours de la cité filmée. Cette fois, la littérature était la source d’inspiration du cinéaste. Les élèves ont repéré le motif du gouffre et de la chute (plongée, panoramique et travelling), identifiant ainsi la parenté culturelle des deux œuvres. L’étude de l’adaptation, de différentes versions, ou des échos culturels permet d’aborder le processus de la création artistique. On pourrait introduire les notions d’intertextualité, de citations ou d’allusions. Le point de vue et la mise en scène créent des décalages ou des échos entre les œuvres. Le repérage de ces phénomènes permet d’exercer le jugement critique et analytique des élèves. L’œuvre devient un message artistique, un témoignage culturel qui porte l’élève vers la réflexion. "La Prof" CatégoriesTagsTous les tags S'abonner « la rature » Responsable éditorial : Christelle Valette (Lycée Jules Ferry, Versailles, (78)) Mentions légales - Signaler un abus - CRDP de l'académie de Versailles Propulsé par Dotclear thème par ephase / Xieme-Art.org écritures par Bastien Jaillot Comments are closed.
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AuteurChristelle Abraham Valette Archives
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